Dossier : Réforme de la fonction publique

Anicet le Pors : "Le gouvernement veut l’extinction du statut de fonctionnaire"

par Philippe Allienne
Publié le 17 mai 2019 à 18:09

Examinée en procédure accélérée (une seule navette entre l’Assemblée et le Sénat) depuis ce 13 mai par les députés, le projet de transformation de la fonction publique porte notamment sur une augmentation des contractuels et sur une prime de précarité pour les contrats de moins d’un an. Mais que cache précisément ce recours à la précarité ? Que cache le projet de suppression de l’École nationale d’administration ? A l’heure où l’hôpital public peine à recruter des soignants, à l’heure où l’on peine à gérer les effectifs nécessaires à l’enseignement, à l’heure où la concurrence est devenue une référence, les syndicats sont vent debout et se battent pour un service public de qualité dans tous les domaines. Ministre puis secrétaire d’État de la fonction publique et des réformes administratives sous les gouvernements Mauroy II et III, de juin 1981 à juillet 1984, Anicet Le Pors nous livre son sentiment.

Que pensez-vous de la procédure accélérée choisie par le gouvernement pour l’examen de son projet de réforme de la fonction publique ?

Anicet Le Pors : La tactique du pouvoir procède d’une opération compliquée qui m’inspire deux réflexions. S’agissant de la loi de transformation sociale, il fait diversion avec, par exemple la suppression de l’Ena. Ensuite, la loi de transformation sociale joue un rôle curieux en ce sens qu’elle me semble, pour partie au moins, servir de compensation aux difficultés rencontrées par le pouvoir pour mener à bien la réforme institutionnelle. Gérald Darmanin [le ministre du Budget -ndlr] a souvent présenté cette réforme de la fonction publique comme une réforme de l’État.Or, contrairement à la réforme institutionnelle, ce n’est pas une réforme de l’État. Je pense donc qu’il y a toute une série de biais qui font qu’effectivement on est devant un paysage assez complexe. La réforme institutionnelle doit venir cet été mais on ne sait pas très bien quel sera le contenu des trois catégories de loi : ordinaire, organique,constitutionnelle. C’est en cours de négociation avec le Sénat, mais on sait au moins que ce sera bien en deçà de ce qui était envisagé.

Et pour la réforme de la fonction publique ?

Lors de sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron donnait l’impression qu’il voulait supprimer le statut. Très rapidement, il y a quelques mois, le gouvernement a dit qu’on ne supprimerait pas le statut mais, selon une formule qui a été éprouvée avec France Telecom, il va le mettre en extinction par le recrutement massif de contractuels à tous niveaux.

Vous dites qu’Emmanuel Macron ne va pas jusqu’au bout de sa réforme. Il n’empêche que, sur la durée, on constate une sacrée régression depuis les années 80. Le vrai danger n’est-il pas là ? Une lente mais sûre progression vers la disparition du statut ?

Depuis qu’il y a eu des proclamations de réforme profonde, voire de bouleversement de la fonction publique, ça a toujours échoué. Je n’exclus pas que Macron puisse réussir mais à supposer que cette loi passe, d’une part elle est en régression par rapport à ce qui était envisagé et d’autre part tout reste à faire à partir de là. J’ai pris l’habitude politiquement de ne pas exclure les aléas et les événements qui très souvent surviennent pour corriger ce qui semblait inéluctable. Le statut de 1946 a duré 12 ans. Le deuxième, l’ordonnance de 1959 qui n’était pas vraiment une réforme mais une nouvelle répartition entre la loi et le décret voulu par la constitution de la Vème République, ne comportait plus que 57 articles contre les 145 du statut de 1946. Il a duré 24 ans. Le présent statut dont j’ai animé l’élaboration en est à sa 36e année et il n’est pas question de le supprimer mais de le mettre en extinction. On verra. En France, il y a un attachement profond au service public. Macron ne peut pas faire tout ce qu’il veut. J’avais annoncé dès le début qu’il ne ferait pas la réduction de 120 000 emplois de fonctionnaires. Il ne l’a pas fait ! Ce recul sur ce point, à mon avis, peut en entraîner d’autres.

Que répondez-vous à Olivier Dussopt, le secrétaire d’État en charge du dossier, quand il dit que la réforme permettra aux agents de mieux maîtriser leur carrière ?

Il faut d’abord qu’il le démontre. Je ne vois pas où sont ses arguments. Tout au contraire, quand on lit le texte, on voit qu’il y a un renforcement du pouvoir hiérarchique à travers notamment le rôle des comités sociaux qui vont mettre en œuvre des lignes directrices de gestion. De quoi s’agit-il ? Ce sont des injonctions qui vont être fixées d’en haut et qui vont correspondre sans doute au niveau de l’agent [fonctionnaire ou contractuel - Ndlr] par une série d’indicateurs de performance qu’il sera tenu d’accomplir. Faute de quoi, surtout si c’est un contractuel, son emploi sera menacé. Je ne vois pas où est la maîtrise dans cela. Avant, il y avait des comités techniques paritaires (CTP) qui donnaient lieu à des discussions sur l’organisation des services entre les organisations syndicales et l’administration. Il y a quelques années,dans les trois fonctions publiques, on a supprimé le « P », c’est à dire le paritarisme. Il n’y avait plus que les syndicats dans ces comités techniques. Les syndicats étaient invités à discuter entre eux. Cela n’avait plus aucun intérêt. Aujourd’hui on confond ces comités techniques avec les comités d’hygiène et de sécurité et on accorde plein de dérogations. Ces nouveaux comités sociaux pourront faire des sous-comités chargés des problèmes de santé par exemple. Bref, on va vers quelque chose de très,très confus. Et, de ma longue carrière dans la fonction publique, je n’ai jamais appris que plus on fait confus, plus on fait efficace.

Comment en est-on arrivé au fil des années, dans la fonction publique, à produire autant de contrats courts mais sans cesse renouvelés.

Depuis toujours, pourrait-on dire, la fonction publique est dirigée par la direction du budget, c’est-à-dire qu’elle est soumise au principe de l’annualité budgétaire. Alors que la fonction publique c’est de la structure, c’est du moyen et du long terme. Cela suppose de la gestion prévisionnelle des effectifs. On doit pouvoir faire des hypothèses sérieuses sur le nombre de professeurs d’école dont on aura besoin dans 10,15 ou 20 ans. Non seulement c’est possible,mais il le faut. C’est le rôle même de l’administration de savoir où elle va. Or ce qu’on nous propose, avec les contrats courts, avec cette multiplication de gens qui ne feront que passer dans la fonction publique, c’est le contraire d’une gestion prévisionnelle des effectifs et c’est un renforcement de l’autorité de la direction du budget sur la fonction publique. On ne va pas dans le bons sens, cela ne va pas dans le sens de la rationalité.

Comment combattre ce projet ?

Ce texte est un texte ultra technique. Vous ne verrez pas Olivier Dussopt évoquer une idée qui se réfère à la conception française de la fonction publique. Il ne sait pas ce que c’est. Il parle RH. C’est un discours purement managérial. Je dis à mes interlocuteurs qui sont opposés à cette transformation : « Ne vous épuisez pas à faire des amendements techniques parce que le problème n’est pas là. Le problème est fondamentalement politique. » Je leur recommande d’intervenir sur l’histoire, qui est longue, depuis la Révolution française. Je leur demande de s’appuyer sur le discours rationnel, sur les bases scientifiques de l’action publique. Et puis je leur demande de se référer aux grands principes républicains d’égalité, d’indépendance, de responsabilité qui sont inscrits dans notre Histoire. L’Égalité, c’est l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ; l’Indépendance, c’est la loi sur les officiers de 1834, la Responsabilité, c’est l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme. Donc, nous avons une conception qui est ancrée dans l’Histoire et c’est cela qu’il faut défendre.

Etes-vous optimiste ?

Je suis fondamentalement optimiste, mais pas d’un optimisme béat. Je connais l’état actuel du mouvement syndical qui rencontre des difficultés, or c’est un atout décisif dans l’évolution des choses. Je ne peux pas préjuger de ce que sera le rapport de forces au fil du temps, mais je mise précisément sur ce qu’il y a de fondamental dans notre Histoire sur un attachement indéfectible à la raison et sur l’élaboration rationnelle des décisions et non pas les oukazes comme on les voit parfois.

Et puis quand même, je pense que les questions d’éthique de service public ont leur place dans la réflexion sur la fonction publique. Il y a quelque chose de symptomatique dans ce décret, on le souligne très peu, c’est que pour compenser dans le discours le recrutement massif de contractuels, on parle beaucoup de déontologie, or la déontologie a comme caractéristique de s’illustrer par des codes de déontologie et des chartes de bonne conduite.Mais la déontologie n’est pas normative. Cela veut dire qu’on quitte le terrain du droit positif pour aller vers ce que les Américains appellent le « droit souple » qui convient beaucoup plus au marché parce que le droit souple c’est moins gênant que le droit positif. C’est donc une évolution qui permet de dire que, oui c’est vrai, on recrute des contractuels mais la déontologie va mettre de l’ordre dans tout ça. Justement, cela n’est pas vrai parce que la déontologie n’est pas normative.

Et la deuxième chose qui doit être soulignée parce qu’elle repose sur un mensonge, c’est que pour compenser la réduction des garanties aux organisations syndicales, ce qui est le problème numéro un pour elles, on parle du dialogue social. Or, mon expérience me montre que l’on parle d’autant plus de dialogue social qu’il n’y en a pas. Alors, on dialogue sur le dialogue et on occupe le terrain idéologique ! Donc déontologie et dialogue social sont des moyens d’enfumer, démasquer l’essentiel : la mise en extinction du statut des fonctionnaire et la transformation du fonctionnaire citoyen en exécutant de l’idéologie managériale qui sera dictée par les chefs.

REPÈRES HISTORIQUES

De Philippe le Bel à Emmanuel Macron

Sous l’ancien régime et sous le règne de Philippe le Bel (1285-1314), les légistes du roi, formés au droit romain, jouent un rôle majeur dans l’administration avecdes agents à son service (ancêtre de la fonction publique). La Révolution française fait évoluer l’administration de manière magistrale. Les effectifs explosent aussi bien dans les ministères, sur le plan local et dans les services chargés d’équiper les armées. Pendant la période napoléonienne, la fonction publique subit une refonte. Elle est désormais professionnelle. Le tout premier statut général des fonctionnaires est promulgué sous le régime de Vichy, le 14 septembre 1941. Il est fortement hostile à la grève et insiste sur les devoirs des agents.

A la Libération, l’administration subit quelques aménagements avec deux avancées majeures : la création de l’École nationale d’administration (ENA) le 9 octobre 1945 et l’adoption du premier statut général républicain des fonctionnaires défini par la loi du 19 octobre 1946. Le droit syndical et le droit de grève sont officiellement reconnus aux fonctionnaires. La IVeRépublique met en application ce nouveau statut qui sera réformé avec la VeRépublique (ordonnance du 4 février 1959 qui tire les conséquences de la nouvelle répartition entre le domaine de la loi et du règlement, conformément à la Constitution de 1958).

Avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, en 1981, une nouvelle modification du statut général de la fonction publique composée de plusieurs textes est préparée par le ministre communiste Anicet Le Pors : la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires.Suivent trois textes portant sur la fonction publique de l’Etat(loi du 11 janvier 1984), la fonction publique territoriale (lois du 26 janvier 1984), la fonction publique hospitalière(loi du 9 janvier 1986). Dernier avatar en cours : le projet de transformation de la fonction publique examiné par l’Assemblée nationale depuis ce lundi 13 mai.

OM