C’était vendredi dernier, le 12 août. Un homme de 24 ans dont on sait peu de chose mais qui semble pour le moins déséquilibré, en a poignardé un autre. Un crétin qui s’étonne aujourd’hui que sa victime est encore vivante mais qui plaide non coupable de son crime idiot. Un imbécile englué dans des textes religieux dont il ne comprend sans doute pas le sens et qui, pour des raisons qu’il ne comprend guère davantage, s’attaque à un intellectuel qui a encore tant à dire. Un lâche du côté de la lame, un homme courageux de l’autre côté. Voilà l’histoire de la lamentable tentative de meurtre sur la personne de Salman Rushdie. Beaucoup de textes intelligents ont été écrits depuis. Par définition, hélas, l’obscurantisme n’entend rien. Salman Rushdie a fait l’objet d’une « fatwa » publiée en février 1989 par l’ayatollah Khomeini, celui-là même qui a plongé son pays dans la régression en instaurant une autre dictature après celle du Shah. Le fou de dieu ne pouvait pardonner « Les versets sataniques » de l’écrivain qui, pourtant, n’ont rien de satanique ni rien contre l’islam. Khomeini, triste sire trop longtemps réfugié en France, à Neaufle-Le-Château d’où il a lancé sa prétendue « révolution », Mais en réalité, Salman Rushdie avait déjà fait l’objet de ce genre de fatwa dès septembre 1988. Et ce texte, autre appel déraisonné au meurtre, émanait des religieux chiites en Inde. Et c’était toujours en raison de la publication du livre. Le journaliste Jean-Claude Buhrer l’avait écrit pour le quotidien français Le Monde, pour lequel il travaillait, mais ce dernier ne l’a pas retenu. Dans les lignes qui suivent, nous avons choisi de publier un extrait non pas des fameux Versets, mais de « Langages de vérité. Essais 2003-2017 » paru chez Actes Sud en novembre 2022. C’est notre manière de rendre hommage à Salman Rushdie.
“La littérature n’a jamais perdu de vue ce que notre monde querelleur essaie de nous forcer à oublier. La littérature se réjouit des contradictions et dans nos romans et nos poèmes nous chantons notre complexité humaine, notre capacité à être simultanément à la fois oui et non, à la fois ceci et cela, sans en éprouver le moindre inconfort. L’équivalent arabe de la formule « il était une fois » est kan ma kan, que l’on peut traduire par « C’était ainsi, ce n’était pas ainsi ». Ce grand paradoxe se trouve au cœur de toute fiction. La fiction est précisément ce lieu où les choses peuvent être à la fois ainsi et pas ainsi, où il existe des mots dans lesquels on peut croire profondément tout en sachant qu’ils n’existent pas, n’ont jamais existé et n’existeront jamais. À cette époque où l’on vise à tout simplifier, cette magnifique complexité n’a jamais été plus importante. [...] Nous vivons une époque où l’on nous somme de nous définir de plus en plus étroitement, de comprimer notre personnalité multidimensionnelle dans le corset d’une identité unique, qu’elle soit nationale, ethnique, tribale ou religieuse. J’en suis venu à me dire que c’était peut-être cela le mal dont découlent tous les maux de notre époque. Car lorsque nous succombons à ce rétrécissement, lorsque nous nous laissons simplifier pour devenir simplement des Serbes, des Croates, des Musulmans, des Hindous, alors il nous devient plus facile de voir en l’autre un ennemi, l’Autre de chacun de nous et tous les points cardinaux entrent alors en conflit, l’Est et l’Ouest se heurtent, ainsi que le Nord et le Sud.” (extrait du chapitre “Eh bien, soit, je me contredis”) “Nous nous croyions, ma génération, tolérants et progressistes, et nous vous laissons un monde intolérant et rétrograde. Mais le monde est un lieu plein de résilience et sa beauté est toujours époustouflante, son potentiel toujours étonnant ; quant à la pagaille que nous avons provoquée, vous pouvez y remédier et je pense que vous allez le faire. Je soupçonne que vous êtes meilleurs que nous, plus attentifs au sort de la planète, moins sectaires, plus tolérants, et vos idéaux pourraient bien résister mieux que les nôtres. Ne vous y trompez pas. Vous pouvez changer les choses. Ne croyez pas ceux qui vous disent le contraire. Voici le moyen d’y arriver. Remettez tout en cause. Ne tenez rien pour acquis. Discutez toutes les idées reçues. Ne respectez pas ce qui ne mérite pas le respect. Donnez votre avis. Ne vous censurez pas. Servez-vous de votre imagination. Et proclamez ce qu’elle vous dit de proclamer. Vous avez reçu ici tous les outils nécessaires grâce à votre éducation sur ce magnifique campus. Servez-vous-en. Ce sont les armes de l’esprit. Pensez par vous- mêmes et ne laissez pas votre esprit suivre des rails posés par quelqu’un d’autre. Nous sommes des animaux parlants. Nous sommes des animaux rêveurs. Rêvez, parlez, réinventez le monde.”
(Actes Sud, novembre 2022) Traduit de l’anglais par Gérard Meudal (Actes Sud, novembre 2022)