Entretien avec Fabien Roussel

« Il faut des masques gratuits obligatoires dans l’espace public »

par Philippe Allienne
Publié le 15 mai 2020 à 02:55 Mise à jour le 30 juin 2020

Le secrétaire national du PCF précise la position du parti pour la prise en charge des masques par la Sécurité sociale. Il appelle aussi à un large débat pour définir un nouveau modèle de société.

Alors que le gouvernement lance le déconfinement, le Parti communiste réclame la gratuité des masques pour tout le monde. Pouvez-vous expliquer en quoi cela vous semble indispensable ?

Nous avons fait une série de propositions pour un déconfinement réussi, parce que notre souhait n’est pas que l’on demeure confiné jusqu’à la mise au point d’un vaccin. Ce n’est pas possible. Pour réussir le déconfinement, il y a plusieurs conditions : la première est de faire respecter les gestes barrière pour assurer la sécurité des gens quand ils sortent de chez eux. Ensuite, il y a le port du masque. Nous avons repris la proposition du comité scientifique et de l’Ordre des médecins qui demandent à ce que le masque soit porté obligatoirement dans l’espace public. Pas seulement dans les transports, pas seulement dans les commerces comme certains le demandent, pas seulement dans des lieux publics, mais dans l’espace public tout entier et dès que l’on sort de chez soi. Tant que le virus circule, nous devons porter un masque.

Or, ce masque représente un coût élevé. Pour une famille de quatre personnes, un couple et deux enfants, c’est en moyenne 200 euros par mois. Comme ce masque est obligatoire au moins dans les transports, pour aller au travail, on ne peut pas imposer aux familles une telle dépense. C’est la raison pour laquelle nous proposons que ce soit pris en charge par la Sécurité sociale parce que ça doit être considéré comme un moyen de ne pas attraper, de ne pas communiquer le virus. Cela pourrait se faire sous la forme d’un bon numérique ou papier que la Sécu délivrerait pour chaque assuré social. Avec la carte vitale, chaque mois, tant que le virus existe, nous pourrions aller dans les pharmacies pour retirer ces masques. Ou alors la Sécu pourrait envoyer, à ceux qui le souhaitent, un ticket pour aller les chercher dans les mairies ou dans les pharmacies.

Si les masques étaient périmés, l’erreur a été de ne pas les avoir remplacés

Pour l’instant, les collectivités ont offert les premiers masques.

Aujourd’hui, chaque Français a reçu un masque par sa mairie ou par le Département ou par la Région, voire les trois. Mais ce n’est valable qu’une fois. Le mois prochain, les mairies ne vont pas redistribuer un masque parce que ça représente un coût élevé. À Saint-Amand-les- Eaux, c’est un budget de 10 000 euros pour 17 000 masques. Donc, à moins que l’État décide de le prendre en charge directement, nous pensons que c’est un coût qui revient à la Sécurité sociale car ça participe de la santé publique.

Comment votre proposition a-t-elle été reçue par le ministère de la Santé ?

Nous avons été plusieurs à proposer ça. C’est d’ailleurs une proposition qui est transpartisane. Mais pour le gouvernement ce n’est pas d’actualité et il nous a pour l’instant opposé une fin de non recevoir parce que, d’une part, le masque n’est pas obligatoire partout et puis parce qu’il ne veut pas prévoir cette dépense qui serait de l’ordre de 600 millions d’euros par mois. Mais le budget de la Sécurité sociale, c’est 200 milliards d’euros.

Un déconfinement réussi ne repose pas sur un traçage numérique

Ce feuilleton autour du masque est-il le symbole d’une gestion catastrophique de la crise ? Parleriez-vous d’un mensonge d’État quant à l’inutilité du masque pour tous et quant aux « révélations » de l’ancienne ministre Agnès Buzyn ?

Je n’ai pas envie de partir là-dessus. Il y aura une commission d’enquête pour faire toute la lumière sur le déroulement des faits et les décisions qui ont été prises. À ce moment-là, chacun pourra juger s’il y a eu des manquements avérés ou si le gouvernement a simplement habillé la pénurie de masques par une stratégie. Il n’y avait plus de masques parce que le gouvernement précédent et celui-ci ont fait le choix de supprimer les stocks.

À propos des stocks cachés des supermarchés, et autres, Olivier Véran dit que les masques qui ont été détruits étaient périmés. Nous avons été nombreux à utiliser des masques périmés. Il y a même eu recours à des masques de Decathlon [des masques de plongée - ndlr]. L’argument des masques périmés n’en est pas un. S’ils étaient périmés il fallait les remplacer. L’erreur a été de ne pas les remplacer.

Le ministre de la Santé estime que sans traçage des patients atteints du virus, et de ceux qui ont été en contact avec eux, il n’y a pas de déconfinement possible. Que pensez-vous du fichier contacts demandé aux médecins et du projet de traçage numérique StopCovid ?

D’abord, un déconfinement réussi ne repose pas sur un traçage numérique, ce n’est pas vrai. Il faut des masques pour tous, des tests massifs pour tous et une organisation du travail qui permette à ce qu’il n’y ait pas trop d’affluence dans les entreprises ou dans les transports. C’est le minimum à mettre en œuvre. Ensuite, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut mettre des moyens pour rechercher les personnes contacts, les personnes rencontrées par quelqu’un qui se révèle positif au virus. Il faut rechercher les personnes rencontrées deux ou trois jours auparavant pour leur demander de se confiner et d’être testées. Cela nécessite de mobiliser des moyens humains importants pour les rechercher, passer des coups de fil, les trouver et leur proposer un confinement si elles ne peuvent rester chez elles, trouver des solutions s’il y a des enfants à garder, s’il y a des adolescents dont il faut s’occuper. Ce ne sont pas les médecins qui vont assurer seuls. Donc il faut mobiliser du monde. Pour cela, il n’y a pas besoin de traçage numérique. Il y a besoins d’hommes, de femmes et derrière, de tests en nombre de chambres d’hôtels et autres lieux pour pouvoir mettre les personnes en quarantaine.

ll faut remettre en cause le modèle économique actuel, répondre à l’urgence sociale, écologique et sanitaire

Les médecins rechignent et disent qu’ils ne sont pas des enquêteurs et d’autre part est-ce à des citoyens lambda formés en quelques heures d’aller au domicile des gens pour enquêter sur leur santé ?

À Paris, l’AP-HP a mis en place des équipes qui ont été formées pour faire ce travail qui n’est pas qu’un travail d’enquête. C’est un travail d’accompagnement et de prévention pour expliquer aux gens les précautions à prendre parce qu’ils ont été en contact avec quelqu’un de contaminé. C’est de la pédagogie. Ces personnes peuvent être formées rapidement pour mener ces enquêtes et apporter ces conseils. C’est en cela que nous disons qu’il n’y a pas besoin d’un fichier numérique, de mobiliser les téléphones portables, Google, Apple, les Gafa qui vont stocker nos données dont on ne sait pas ce qu’ils vont faire. Je préfère faire confiance à des hommes et des femmes qui vont faire ce travail par département, par territoire, recenser les personnes contacts, les accompagner et les aider. Une fois que le travail est fait, les fichiers sont jetés, c’est fini.

Vraiment ?

Je peux concevoir (c’est mon avis, mais nous avons des débats) que l’on conserve sur un temps très court un fichier de gens contaminés. Il doit être anonyme mais doit contenir suffisamment d’informations sur où et comment les patients ont été contaminés. C’est nécessaire pour pouvoir mener des études épidémiologiques. On en a besoin pour pouvoir mieux se préparer en cas de nouvelle épidémie. Ce sont les médecins qui demandent ça : pouvoir mener des enquêtes et je regrette que jusqu’à présent cela n’ait pas été fait. La question qui est posée avec ces fichiers et le travail de ces hommes et de ces femmes, des équipes mobiles (je n’aime pas le mot« brigades ») est celle du secret médical. Celui-ci aujourd’hui est préservé par les médecins. Il doit donc être transféré à des personnes qui ne sont pas médecins. Cela soulève un débat. Mais je pense que l’on peut demander, obtenir un engagement de la part des équipes mobiles de respecter le secret médical.

Lire aussi : la lettre du PCF pour la gratuité des masques

Il faudrait donc que ces personnes soient assermentées ?

En quelque sorte, oui. Aujourd’hui, il y a des maladies très spécifiques comme la rougeole ou d’autres qui nécessitent un dépistage rapide et pour lequel le secret médical n’existe pas. Ici, on est face à un virus mortel qui circule très, très vite et, pour ma part, je suis favorable à ce qu’il y ait beaucoup de moyens humains pour trouver les personnes contacts, les protéger et protéger les autres en même temps. Personnellement, j’aimerais bien, si j’étais en contact avec quelqu’un qui est contaminé, que l’on vienne me prévenir pour que je me protège, que je protège ma famille et mon entourage.

Si, en tant que député, vous êtes consulté sur l’application StopCovid, que ferez- vous ?

Je considère que le traçage numérique n’est pas utile. Il est dangereux du point de vue de l’utilisation de nos données mais en plus, il n’est pas efficace pour lutter contre la pandémie. Si nous avons des équipes mobiles dans chaque département ou arrondissement pour aller chercher les personnes contacts d’un malade qu’un médecin découvre, il n’y a pas besoin de traçage numérique. De toute façon, le traçage numérique ne repose que sur le volontariat de chacun (avec l’option bluetooth - ndlr), donc si seuls 50 % de Français sont volontaires, ça ne marchera pas. En fait StopCovid risque d’être un leurre que le gouvernement utiliserait pour montrer qu’il a tout fait pour lutter contre l’épidémie mais sans mettre les moyens en amont pour les masques, pour les tests, pour des équipes mobiles et la recherche des personnes contacts. À titre d’exemple, aujourd’hui même (mardi 12 mai - ndlr) à Wuhan, on vient de découvrir cinq personnes contaminées. Les autorités ont décidé de tester en une semaine 11 millions de personnes ! Quand chez nous, en Dordogne, il y a neuf cas contacts à la suite d’un enterrement, je n’ai pas entendu que l’on avait décidé de tester tous les habitants de la région. C’est pourtant ce qu’il faudrait faire : dès qu’il y a des cas contacts dans un endroit, on teste tout le monde. Il faut déployer une grosse machine pour tester massivement les gens et pour veiller à ce que les personnes contactées par quelqu’un qui est infecté soient placés en quarantaine. C’est trop sérieux. On joue avec la vie humaine.

Les équipes mobiles doivent s’engager au respect du secret médical

Comment voyez-vous notre société après la crise sanitaire ?

Le premier responsable de cette pandémie est le virus. La manière dont chaque société, dont chaque pays y fait face montre les forces, faiblesses ou fragilités de chacun de ces pays dans son organisation, ses services publics, dans ses modes de consommation, etc. En Europe, cette pandémie a révélé la fragilité de nos services de santé, notre système économique a fragilisé notre industrie et la production de matériel sanitaire. Ce modèle économique est remis en cause par ce virus. En France, il existe malgré tout un modèle social qui permet de mieux protéger les habitants que dans d’autres pays. Nous avons une Sécurité sociale, des minima sociaux, du chômage partiel. Cela n’existe pas partout. Or,avant la crise, ce modèle social était attaqué par ce gouvernement. Il coûtait trop cher à la société, il fallait le détricoter. Aujourd’hui, plus personne n’ose dire ça. Il faut préserver ce modèle social. En revanche, le modèle économique qui a contribué à désindustrialiser le pays, à ériger la règle de la concurrence entre les peuples pour délocaliser notre industrie dans les pays à bas coûts, a fortement fragilisé notre pays dans sa capacité à produire des masques, des respirateurs, des médicaments, etc. C’est ce modèle économique qu’il faut remettre en cause pour regagner notre souveraineté.

À entendre le président de la Banque de France, il y aura de nombreuses faillites d’entreprises et donc beaucoup de chômage.

Les libéraux, le Medef, nous disent que le chômage et la pauvreté vont augmenter. Nous disons qu’il ne faut pas se résigner à une hausse du chômage, qu’il ne faut pas se résigner à une hausse de la pauvreté. Au contraire, c’est un vrai défi que nous avons devant nous : celui de bâtir un nouveau modèle économique, social, écologique pour faire en sorte que chacun, dans les mois qui viennent, trouve une place dans cette société, un travail, un salaire, une fonction. Nous voulons un plan ambitieux d’investissement pour nos services publics. À titre d’exemple, nous le disions avant mais c’est d’autant d’actualité, il manque 100 000 emplois dans les hôpitaux publics et 100 000 emplois dans les Ehpad. Il y a donc 200000 emplois à créer.Il y a besoin d’investir fortement dans la rénovation énergétique des maisons, des immeubles et des bâtiments publics. Relançons l’économie par le bâtiment avec un vaste plan pour l’énergie. Il y a besoin de doubler la part du fret ferroviaire dans le transport des marchandises. Cela représente 9 % en France et 30 % aux Pays-Bas. Investissons dans le fret, créons des emplois, c’est possible. J’ai échangé avec le responsable CGT cheminots, Laurent Brun, et avec le nouveau PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, je peux vous dire qu’il y a des propositions très sérieuses, y compris des propositions portées par la nouvelle direction de la SNCF.Dans le privé, il y a l’industrie du 21ème siècle à inventer pour relocaliser une série de productions dont nous avons besoin qui permettrait de lutter contre la pollution, de recouvrer notre souveraineté économique (je pense au pôle public du médicament) et qui permettrait de créer des emplois. Il y a des centaines de milliers d’emplois à créer.

Ça va être compliqué. Avant la crise sanitaire, les combats pour les services publics, les réformes de retraites ou du chômage étaient mal partis.

C’est pour ça qu’il faut reconstruire cette France non pas sur le modèle d’avant mais pour un nouveau modèle. Il faut pour cela que le débat soit le plus large sur ce que nous voulons pour notre pays. Cela ne doit pas être décidé à l’Élysée par le président de la République tout seul, cela ne doit pas être décidé entre chefs de partis qui se mettraient d’accord sur un coin de table. Cela doit se décider à l’issue d’un débat qui doit être le plus large possible avec nos concitoyens, les associations, les syndicats, les ONG, les partis politiques... Il y avait eu un grand débat à l’issue du mouvement des Gilets jaunes, il y a besoin d’un grand débat sur les priorités pour reconstruire la France. Nous ne pouvons pas retourner au travail avec les mêmes objectifs qu’avant, c’est-à-dire créer de la valeur et des dividendes pour les actionnaires. Nous devons retourner au travail avec l’objectif de reconstruire et de répondre à l’urgence sociale, écologique et sanitaire.

ll y a besoin d’un grand débat sur les priorités pour reconstruire la France

L’Occident met en cause la Chine et méprise des pays comme Cuba. Quel est le point de vue d’un parti internationaliste comme le PC ?

Je voudrais souligner la solidarité dont ont fait preuve plusieurs pays dont la Chine, le Vietnam et Cuba. Ce n’est quand même pas le cas des pays de l’Union européenne qui eux, n’ont pas été solidaires. Internationalement, cette crise révèle les failles des pays, ceux qui ont privilégié le libéralisme et l’affaiblissement des États en croyant que le marché allait tout régler. Ce sont d’ailleurs ces mêmes pays, comme les États-Unis qui disent qu’il vaut mieux faire tourner les usines que se protéger du virus. On voit le résultat en termes de mortalité. J’ai une pensée particulière pour Cuba car nous avons obtenu du gouvernement que la France et les Dom-Tom (en particulier les Antilles) accueillent des médecins cubains. Les Cubains ont proposé leur aide dans plusieurs pays du monde qui ont accepté, mais pas la France (hors Dom-Tom - ndlr). C’est un très beau geste de solidarité de la part de cette petite île des Caraïbes alors qu’elle fait face à la pandémie et en même temps à un boycott très dur de la part des États-Unis.

par Philippe Allienne