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Éric Bocquet en appelle à une finance éthique

« Il faut transformer l’espoir en réalité »

Publié le 27 août 2021 à 11:13

Pour le sénateur du Nord Éric Bocquet, il n’y a pas de fatalité. Face au libéralisme féroce qui rend les possédants plus riches, et souvent prompts à l’évasion fiscale, la pauvreté s’aggrave, nos services publics sont gravement menacés et notre économie est en crise. Il importe de mener le combat pour retourner les choses et aller vers une finance citoyenne.

• Vous combattez l’évasion fiscale depuis que vous êtes sénateur et vous la décrivez comme un cancer pour notre humanité. Vous défendez en revanche une finance éthique. De quoi s’agit-il ? La finance éthique, c’est remettre la finance sur ses pieds, c’est la mettre au service de l’intérêt général. Dans nos sociétés capitalistes, la finance n’est plus le moyen de régler les grands problèmes de la société, de l’humanité. Elle est devenue un objet en soi. C’est une activité complètement déconnectée de l’économie réelle, c’est-à- dire la production de biens et de services pour l’humanité. Il faut savoir que pour l’ensemble des transactions financières qui se déroulent dans le monde, moins de 2 % sont consacrées à l’économie réelle. Tout le reste, soit 98 %, c’est de la spéculation, c’est l’argent pour l’argent. La pandémie donne un éclairage nouveau sur cette réalité qui s’accélère et s’aggrave. • C’est-à-dire ? L’an passé, l’économie française s’est arrêtée pendant deux mois et a tourné au ralenti pendant le reste de l’année. Les PIB se sont écroulés. Et puis, dans le magazine économique Challenges que je lis avec bonheur tous les ans en juillet, avec son palmarès des 500 premières fortunes de France, je constate que ça continue à prospérer de manière absolument démentielle. On dit que l’économie ne tourne pas, mais l’argent continuer à prospérer. C’est la preuve la plus flagrante que l’on n’ait jamais eue de la déconnexion complète entre la finance qui tourne pour elle-même et l’économie réelle. C’est incroyable, c’est un paradoxe hallucinant qui nous amène à poser ces questions. La finance d’aujourd’hui ne sert qu’à elle-même et pratiquement pas du tout à la satisfaction des grands défis qui sont devant nous. • Comme la vaccination ? Oui, par exemple. Le vaccin permet d’enrichir toujours les mêmes et cela prend des proportions indécentes. Mais on est aussi confronté au changement climatique. Il y a de la pauvreté partout dans le monde. Ici même, des gens se demandent comment ils vont vivre le lendemain et où ils vont dormir le soir. C’est complètement indécent et inacceptable. Tout cela ne relève pas de la fatalité, c’est un choix de ce système, d’une économie capitaliste financiarisée à l’extrême qui ne se soucie pas du tout des besoins humains. Donc l’urgence est encore plus grande aujourd’hui de remettre la finance dans le sens de la marche de l’intérêt général. • Et selon vous, cette dérive remonte à quand ? Il y a eu une évolution nette dans les années 80, c’est incontestable. En France, après l’élection de François Mitterrand en 1981, les deux premières années du septennat ont permis de prendre des mesures qui allaient dans le bon sens : les nationalisations, la diminution du temps de travail, etc. En revanche, autour de nous se mettait en place le néo-libéralisme inspiré de l’école de Chicago de Milton Friedman et d’économistes comme Friedrich Von Hayek. Le système capitaliste mondial a vite ramené la France « à la raison » en disant qu’il fallait arrêter les frais et repartir dans le sens de la marche du capitalisme financiarisé. Donc pour résumer, c’est dans les année 80 qu’il y a eu une bascule très nette au niveau des choix. Et puis cela s’est amplifié avec la chute du mur de Berlin. À partir de là, le capitalisme n’a plus de frontières. Et, troisième temps fort : l’explosion du numérique qui a encore amplifié le phénomène. On est passé d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier qui a d’ailleurs provoqué des crises énormes. Mais on n’en tire jamais les leçons. • Alors que faire ? L’espoir est dans la prise de conscience. On peut considérer que nous avons affaire à un rouleau compresseur. Les gens ignorent souvent cette situation et la vivent comme une fatalité. D’ailleurs c’est ce qu’on leur explique, de la même façon que Margaret Thatcher, lorsque, apôtre de l’ultra-libéralisme, elle était aux manettes au Royaume-Uni et affirmait qu’il n’y a pas d’alternative (« There is no alternative », d’où son surnom Tina). Tout cela finit par entrer dans la tête des gens. Si vous ajoutez à cela l’affaiblissement de la gauche de transformation, vous comprenez que, avec la force médiatique dont dispose le capitalisme, cela conduit à une forme de résignation face à ce système. Pourtant, il n’y a pas de fatalité. Il y a besoin d’une prise de conscience et d’explications sur la réalité et le fonctionnement de ce système. C’est un combat politique à mener. Il n’y a pas de désespoir, il n’y a que de l’espoir qu’il faut transformer en réalité. • Comment venir à une économie citoyenne ? Notre pouvoir a été délégué aux banquiers et au marché financier. Ils ont pris trop de place. La finance est un sujet politique. Il ne faut pas se mentir, c’est un défi colossal. Mais aujourd’hui, nous sommes tous titulaires de comptes en banque, nous sommes quasiment toutes et tous bancarisés. On nous a amenés à la banque et au crédit. Mais comme nous sommes tous clients de banques, nous pouvons leur demander des comptes. Je ne parle pas bien sûr des agences locales. Mais il nous faut nous intéresser à ce sujet, nous informer, expliquer, pratiquer une éducation populaire car ce n’est pas qu’une affaire de spécialistes ou d’experts. Si tel était le cas, nous n’aurions pas vécu les crises financières que nous avons traversées. C’est toujours la collectivité qui répare les pots cassés. Cela suffit. Ne laissons pas nos affaires aux mains des seuls financiers. • Cela passe aussi par la formation ? Oui. Aujourd’hui, l’enseignement de l’économie et de la finance est dispensé à 95 % par des enseignants orthodoxes qui adhèrent aux thèses libérales. Il n’y a pas beaucoup de place pour l’alternative. Tout cela a été construit patiemment, doucement, sans faire de bruit. Tout peut être inversé. Encore une fois, il faut une prise de conscience collective. On peut définir la finance autrement, on peut donner un autre rôle aux banques, un autre rôle aux marchés financiers dès lors que l’on décide de changer d’orientation. C’est un combat difficile et de longue haleine. Ne pas le mener, c’est aller au chaos avec des conséquences désastreuses pour l’humanité et pour la planète.