Yavana Zoïa
La culture face à l’abîme

L’effacement de la politique culturelle peut-elle expliquer la surdité du gouvernement ?

par Philippe Allienne
Publié le 23 mars 2021 à 16:05 Mise à jour le 23 avril 2021

Un vent de révolte secoue le monde culturel qui proteste contre la fermeture des salles de spectacle, celle des musées, et l’impossibilité de se produire. Ils clament leur sens des responsabilités dans le contexte de la crise sanitaire. Mais ils ne comprennent pas l’attitude du gouvernement à l’égard de leur travail, de leur rôle, de leur existence. Tout comme leur ministre de tutelle ne semble pas les comprendre. Décryptage à travers le regard de l’auteure-interprète et comédienne Princess Erika.

Comme l’exprime si bien l’auteur-compositeur-interprète Didier Sustrac, à la veille de la sortie de son dernier album ce 19 mars (Marcher derrière), « Princess Erika est une artiste engagée qui n’a pas sa langue dans sa poche et qui n’emploie pas la langue de bois ». Elle chante d’ailleurs la chanson « Langue de bois » qui figure sur l’album de Sustrac et dont les paroles « bla, bla, bla, bla » ne sont pas sans rappeler sa célèbre création de 1988 (« Trop de bla-bla »).

Sans culture, on dépérit

« Trop de bla-bla », comme « Faut qu’j’travaille », très teintées de ragga, collent particulièrement au drame que vit la culture française en ce moment. Certes, la chanteuse ne fait pas partie des artistes qui ne peuvent plus travailler du tout. Sa tournée prévue cette année avec « Génération 90 » a été reportée, mais outre son duo avec Didier Sustrac, elle a signé avec un label et travaille à l’enregistrement d’un album. « J’ai un projet et je peux créer. Je peux profiter d’une effervescence intellectuelle. » Sauf qu’il est très difficile de se projeter plus loin. Elle pense aussi à ces artistes, très nombreux, qui n’ont pas joué depuis un an. « Je crois que pour certains d’entre eux, c’est mort. Pour ceux qui n’ont pas de trésorerie ça va être impossible. Et sur un plan plus général, sans culture, sans théâtre, sans spectacle, sans cinéma, on dépérit. » À l’image de tous les artistes et acteurs du monde culturel, elle ne comprend pas la fermeture des salles. « On sait déjà que ce n’est pas là qu’on se contamine. Les mesures de sécurité sont prises. Je connais plein de potes, gérants de petits lieux, qui ont mis la clé sous la porte. L’un d’eux [Rudy, le patron de l’Estaminet, dans les Vosges, qui accueillait des musiciens dans son bar, ndlr] s’est suicidé après quatre fermetures administratives. » Princess Erika a une autre raison, à la fois professionnelle et personnelle, d’être triste. Son ami Tonton David (Ray David Grammont) vient de mourir, le 16 février, des suites d’un AVC. Le prince du reggae et de ragga/dancehall avait 53 ans. Le monde artistique a été bouleversé. Au-delà de l’émotion et de la tristesse, Princess Erika n’a pas compris l’absence de réaction du ministère de la Culture. Alors, elle a tweeté : « Nous sommes dimanche 21 février et je suis étonnée et peinée qu’il n’y ait aucune réaction de notre ministre de la Culture Roselyne Bachelot, à la mort de Tonton David ; disparu brutalement mardi. »

S’en est suivi une réaction de la directrice de la communication de Roselyne Bachelot pour signaler que le ministère avait écrit quelques lignes sur son site. Réponse déçue de Princess : « C’est gentil mais enfin c’est ridicule au regard de ce qu’il représentait. Une nécro de quatre lignes pour ce grand artiste… Bonne journée ! » À ce stade, elle ne savait pas encore à qui elle s’adressait. Les deux femmes se sont expliquées et finalement, Roselyne Bachelot en personne a téléphoné aux enfants de Tonton David. « C’est bien, commente la chanteuse. À présent, il faut faire connaître cela au public. »

Bourde révélatrice

La représentante du ministère a reconnu une « bourde » tout en assurant qu’il n’y a « jamais eu d’intention de manquer d’égard à ce grand artiste ». Dont acte. Mais cet épisode est révélateur de la façon dont est perçue la culture aujourd’hui en France, notamment la culture populaire. « Une fois encore, la culture urbaine est méprisée, mésestimée. Je m’attendais à ce que notre ministre de tutelle déplore la disparition d’un artiste qui, pour moi, est majeur. Parce que, quand je regarde son travail, quand je regarde à quelle époque il est arrivé, ce qu’il a fondé et ce qui en découle aujourd’hui, je trouve qu’il est très fondateur. Quand on parle à des rappeurs, ils sont tous très affectés et reconnaissent que Le blues des racailles, en 1990, est un album fondateur de leur discographie. C’était dans les années 90 ! Je trouve vachement grave qu’on ne lui rende pas hommage. » En vouloir à Roselyne Bachelot ? Tel n’est pas le sentiment de Princess Erika. « Je pense qu’elle aime profondément la culture, mais laquelle ? » Tout est là, et c’est ce qui explique peut-être ce dialogue de sourds, qui s’exprime durant la crise actuelle, entre les artistes et le gouvernement. « Je trouve que ce gouvernement est ultra désincarné. Roselyne Bachelot n’est pas au fait de ce que représente Tonton David pour nous, pour les gens. Je pense qu’elle n’a pas les antennes comme avait Jack Lang. Benjamin Biolay le dit lui-même : elle ne possède pas les manettes. Même Franck Riester (ministre de la Culture dans le second gouvernement d’Édouard Philippe - ndlr) n’est pas resté indifférent à la disparition de Lionel D. » Ce dernier, l’un des pionniers du hip-hop, est mort en février 2020 en Angleterre, dans l’anonymat et le dénuement, révélant de la sorte, écrit un internaute, « la précarité des artistes, auteurs, compositeurs et interprètes qui, une fois écartés des circuits médiatiques et de l’actualité, connaissent souvent ce type de dénouement tragique ». Le geste du ministre macroniste avait été particulièrement apprécié dans le monde culturel.

Mort des modèles référentiels

Mais la communication ne peut suffire. Il faut du fond et de la sincérité. « Il faut aussi, explique Serge Regourd dans son livre SOS Culture paru en février (Indigène Editions), que toute politique culturelle suppose un modèle référentiel pour sa mise en œuvre. » Pour André Malraux, ministre de la Culture de juillet 1959 à juin 1969, ce référentiel était « la culture pour tous ». Mais à la fin des Trente glorieuses, les classes populaires ont été écartées de la fréquentation de la plupart des pratiques culturelles. Le référentiel de Jack Lang, douze ans après Malraux, était le « tout culturel ». Mais Jack Lang s’inscrivait dans une mission très politique. Et aujourd’hui ? On se souvient de ce conseil que le président François Hollande donnait à Fleur Pellerin nommée un an plus tôt à la culture et aux prises avec les intermittents du spectacle : « Va voir Jack Lang, il a des idées. Va au spectacle, tous les soirs. Il faut que tu te tapes tout. Et dis que c’est beau. Ils [les artistes] veulent être aimés. » Et si Roselyne Bachelot dit sincèrement apprécier la culture, on sait qu’elle est plutôt portée sur l’opéra Garnier. Sa réaction, à l’issue de la cérémonie des César, cette année, en dit long sur la réalité telle qu’elle la perçoit. En tout cas, on aurait du mal à lui trouver un référentiel qui puisse porter une vraie politique culturelle. C’est pour cela, peut-être, que si les artistes veulent être réellement reconnus pour ce qu’ils sont, il leur faut réclamer. Comme Princess Erika l’a fait pour son ami Tonton David. Il leur faut aussi, à l’instar de la chanteuse Aya Nakamura, exprimer leur talent en dehors de toute posture, en se libérant du désir de plaire, en se moquant de ce que pense l’establishment.