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Babies-actionnaires

La discrète tambouille des Runacher

par JEAN-LOUIS BOUZIN
Publié le 21 novembre 2022 à 13:14

En ce 21e siècle, on ne naît plus « avec une cuillère en argent dans la bouche », mais avec des participations dans des sociétés basées dans des paradis fiscaux...

Ils n’avaient, en 2016, que treize, dix et même cinq ans (même pas l’âge de jouer au Monopoly) quand leur grand-père jugea bon d’en faire des actionnaires pour de vrai d’une société baptisée Arjunem. Une opération un peu tirée par les cheveux, conçue, en fait, pour faciliter la future transmission du pa-trimoine (être riche, c’est prévoir...). Le grand-père, vieux routier des milieux d’affaires, fut le dirigeant historique du groupe Perenco, moins connu que TotalEnergies, mais deuxième dis-tributeur de pétrole brut en France. Son nom : Runacher. Comme Agnès Pannier-Runacher, sa fille. Super-CV que celui de cette ex-administratrice de sociétés qui suivait les traces de son père jusqu’à ce que la politique ne la prenne. Macroniste de la première heure, trois fois ministre, à l’Industrie, à l’Économie, présentement à la Transition énergétique, et mère des trois enfants. C’est d’ailleurs elle qui avait signé pour eux à la création d’Arjunem.

Des fonds domiciliés dans trois paradis fiscaux

Pour la forme, chacun des «  babies-actionnaires  » avait sorti 10 euros de sa tirelire pour les mettre au pot commun de la société. « Papy » compléta ce petit capital de départ en injectant 1,2 million d’euros. Le tout, à usage de placements spéculatifs, fut domicilié dans trois paradis fiscaux : Guernesey, l’Irlande, l’État de Delaware (USA). Et les produits financiers déposés (tant pis pour le patriotisme écono-mique) à la banque CBP Quilvest au Duché du Luxembourg dont la famille Perrodo, propriétaire de Perenco, 15e fortune de France, est également cliente. C’est fou ce qu’il peut y avoir de coïncidences... Tout cela se passait dans la plus grande discrétion, jusqu’à ce que le très sérieux magazine d’investigation Disclose mette son nez là où il ne fallait pas, portant ensuite en place publique ce qu’il avait appris de la discrète tambouille financière des Runacher. La ministre a reconnu être au courant. Elle aurait dit le contraire qu’on ne l’aurait pas cru. Reconnu aussi qu’elle n’avait pas déclaré la chose auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Parce qu’elle ne serait pas directement intéressée, s’est-elle défendue. En d’autres termes : c’est l’argent de mes enfants (dont deux encore mineurs), pas le mien. Ce qui n’avait pas empêché la Haute autorité de rappeler que « l’absence d’obligation déclarative ne dispense pas le responsable public de veiller à prévenir et faire cesser les situations de conflits d’intérêts qui naîtraient d’autres intérêts indirects détenus, tels que l’activité des enfants  ». Consciente du trouble créé par les liens, même indirects, entre une ministre en charge de la Transition énergétique et l’exploitation d’énergies fossiles par Perenco, par ailleurs récemment accusé par des ONG de dégâts écologiques causés au Congo, la ministre faisait paraître aussitôt un décret dit de « déport » lui interdisant de s’occuper de dossiers qui toucheraient à trois sociétés dont Perenco (les deux autres étant liées aux activités de son compagnon). La Haute Autorité en a pris acte et refermé le dossier. Ouf...

Politique et argent

Il n’empêche que cette histoire dit beaucoup d’un monde où la politique et l’argent se côtoient comme si c’était naturel, où des missions essentielles de l’État sont confiés à des cabinets de conseil privés, où le secrétaire général de l’Élysée est toujours en poste bien que mis en examen pour conflit d’intérêt dans un dossier industriel. Un monde dont les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth écrivaient récemment que «  la logique d’intérêts croisés est caractéristique d’une mécanique de corruption morale qui affecte nos élites et parfois au plus haut niveau » [1]. Un monde qui trouve normal de gagner beaucoup d’argent, mais qui éprouve des hauts le cœur dès qu’il voit les « riens » (comme disait le locataire de l’Élysée), réclamer des augmentations de saLaires. Un monde dont le leader fut élu à la fonction suprême en 2017 avec le soutien appuyé de Bernard Arnault, Xavier Niel et d’autres grands de la planète Finance. Un soutien, on le voit aujourd’hui, qui n’était pas gratuit). Un monde qui trouve normal de gagner beaucoup d’argent, mais qui éprouve des hauts le cœur dès qu’il voit les « riens » (comme disait le locataire de l’Élysée), réclamer des augmentations de salaires. Un monde dont le leader fut élu à la fonction suprême en 2017 avec le soutien appuyé de Bernard Arnault, Xavier Niel et d’autres grands de la planète Finance. Un soutien, on le voit aujourd’hui, qui n’était pas gratuit.

Notes :

[1dans Le Monde du vendredi 4 novembre 2022