La réforme de l’assurance chomâge crée des précaires à vie

par DOMINIQUE WATRIN
Publié le 21 juin 2019 à 12:36

Dans un chapitre de son prochain livre qui sortira à l’automne, Dominique Watrin, ancien sénateur, s’appuie notamment sur le témoignage du syndicaliste CGT Roger Veste pour démontrer que la réforme de l’UNEDIC va aggraver la situation des travailleurs précarisés.

Baladés de la case Pôle Emploi en contrats précaires, les salariés seront les seuls perdants des nouveaux dispositifs d’indemnisation dont profiteront les patrons indélicats.

Le Premier ministre a annoncé mi-juin 2019 le contenu de la « réforme » de l’assurance-chômage après que le MEDEF a fait capoter les « négociations » ouvertes, dans le cadre du paritarisme, avec les organisations syndicales de salariés.
Que le MEDEF se rassure si tant est que le scénario présenté n’ait pas été écrit depuis déjà plusieurs mois et à deux voix, gouvernement et patronat : les salariés seront les seuls perdants des nouveaux dispositifs d’indemnisation et les patrons indélicats pourront continuer à exploiter voire surexploiter des centaines de milliers de travailleurs précarisés par le système.
Un petit détour par le débat amorcé au Sénat (au sein de la commission des Affaires sociales) sur l’explosion des contrats courts ne semble pas inutile. Il nous permet de mieux comprendre comment un pouvoir peut manipuler l’opinion pour arriver à ses fins. Comment est-on passé d’une condamnation unanime de l’abus des contrats courts à des mesures qui renforcent la précarité ? Car personne ne conteste au plus haut niveau de l’État le renversement historique entre CDI et CDD. A tel point qu’aujourd’hui 80 % des nouvelles embauches se font en CDD dont 70 % en CDD de moins d’un mois voire de quelques jours et même de quelques heures. Emmanuel Macron lui-même n’avait pu ignorer totalement le sujet durant la présidentielle. D‘où l’annonce en pleine campagne d’un bonus-malus sur le calcul des cotisations sociales des employeurs dont le contenu, il est vrai, était suffisamment flou pour permettre toutes les inflexions. Cela n’a pas manqué d’arriver.
Quelques mois après son élection, le président jupitérien décide, tout seul, que l’UNEDIC devra économiser 3,9 milliards d’euros en trois ans. Une annonce au demeurant plutôt décalée quand on sait que l’assurance-chômage est très liée, par définition, aux cycles conjoncturels. Or, le retour à l’équilibre financier était prévu pour 2019 selon la présidente de l’UNEDIC, en raison d’une légère amélioration de la situation de l’emploi (commission des Affaires sociales du 2 avril 2018). Cette dernière s’empresse même de préciser que la dette cumulée ne représente que 1 % des recettes pointant plutôt comme anomalies les transferts indus de l’État, par exemple le financement à 75 % de Pôle Emploi ou les conséquences financières de l’accord intervenu entre la France et la Suisse en faveur des transfrontaliers.
L’argument financier utilisé par Macron tombe à l’eau mais aussi et surtout l’objectif d’une quelconque amélioration de la situation des travailleurs précaires qui, il est vrai, n’a en réalité jamais été la « tasse de thé » de la République en Marche. Ainsi Muriel Pénicaud n’a-t-elle pas ménagé ses forces pour déplacer petit à petit ce sujet social central vers celui, tout autre, du cumul sur la durée des revenus du travail et des allocations-chômage !

« Le constat sur le terrain, dans les entreprises, c’est que la fraude est massive »

Pour beaucoup d’experts qui n’ont jamais mis les pieds dans le monde du travail, les règles d’indemnisation seraient trop permissives, le système français trop généreux. Stéphane Carcillo parle ainsi au Sénat (commission des Affaires sociales du 16 avril 2018) de 800 000 chômeurs qui occuperaient de manière permanente des emplois précaires : « Le modèle français [...] permet de renouveler indéfiniment ses droits à l’assurance chômage [...] On subventionne fortement les contrats courts au bénéfice de certains employeurs mais aussi de certains salariés. Les éléments de générosité ne doivent pas désinciter le retour à l’emploi. » [sic]
« Il faudrait travailler plus souvent pour recharger ses droits ! », s’insurge aussi un autre expert, Charles Dennery, dans le journal Le Monde.
La réalité est évidemment tout autre mais il faut aller la chercher auprès des syndicalistes confrontés quotidiennement aux difficultés de vie de ces salariés, les moindres d’entre elles n’étant pas l’impossibilité de se projeter dans l’avenir ou d’obtenir un crédit !
Roger Veste, que j’ai rencontré dans une réunion organisée par le PCF sur l’ouest du bassin minier avec des syndicalistes de l’équipementier automobile Faurecia, sait de quoi il parle.
Le délégué syndical CGT à Tereos Lillers (Pas-de-Calais) durant presque trente ans, secrétaire de l’Union locale CGT de Lillers vingt ans et quinze ans défenseur prud’homal, remet les choses en place :
« Je veux d’abord préciser que les règles de recours aux CDD sont très encadrées par le code du travail. Le contrat intérimaire est un CDD géré par une entreprise d’intérim. Pour simplifier, son recours est limité pour l’essentiel au remplacement d’un(e) salarié(e) dans des cas précis énumérés dans le code du travail et pour l’autre motif le plus fréquent au cas d’accroissement (temporaire) d’activité. Néanmoins, il me semble utile de souligner le panel plutôt large de contrats précaires mis à la disposition du patronat : outre le CDD intérimaire, il y a le CDD, les contrats de chantiers, maintenant le contrat à durée indéterminée intérimaire (CDDI) ; ensuite il y a la précarité organisée par les groupements d’employeurs, l’utilisation abusive des contrats d’alternance, les contrats saisonniers... sans oublier les temps partiels.
Le constat sur le terrain, dans les entreprises, c’est que la fraude est massive. En principe, l’employeur est tenu de respecter un délai de carence (soit un tiers soit la moitié de la durée du contrat) lorsqu’il veut renouveler un troisième contrat sur le même poste de travail. Mais si nous réussissions à imposer le respect de ce délai de carence à tous les postes de travail occupés par des contrats CDD (40 à 60 % sur certaines chaînes de production), ce serait la panique au MEDEF !
Bien sûr, c’est forcément la lutte du pot de terre contre le pot de fer. J’ai en tête la lutte victorieuse de onze travailleurs intérimaires de Plastic Omnium Bruay-en-Artois qui ont obtenu, avec l’accompagnement de leur délégué syndical CGT Olivier Grevet, la requalification en CDI de leur contrat de travail. Ils durent faire preuve d’un courage exemplaire car, durant les années de procédures, toutes les portes des entreprises leur ont été fermées !
J’ai moi-même tenu tête en 2006 à ma direction : les postes supprimés dans le cadre d’un « plan social » ont été en fait occupés par des salariés d’entreprises extérieures ! J’ai rencontré l’Inspection du travail qui a entendu mon argumentation. Elle a débarqué un matin, ramassé tous les pointages originaux au poste de garde ainsi que tous les contrats dans les bureaux, la preuve était faite. Il s’en est suivi que mon ami et délégué syndical central Michel Robinet fut appelé à négocier, la direction étant sous la menace de jugements prud’homaux. De là un accord a été conclu : un départ, une embauche, plus d’interventions extérieures en production. Résultat : 800 embauches dans le groupe en cinq ans !
Je participe actuellement à un combat syndical de longue haleine concernant le site de Faurecia Auchel. Cela passe par le recensement précis des milliers de contrats de travail intérimaires (près de 3000) établis depuis deux ans et demi. L’analyse est là aussi criante : des travailleurs sont là depuis plus de dix ans, certains vingt années tandis que les heures présentées par la direction comme surcroît d’activité se montent à 42 232 heures soit l’équivalent de 44 années de travail pour un salarié. Il est assez facile en réalité de démontrer l’usage abusif du motif de surcroît de travail. J’ai fait une étude précise (analyse contrat par contrat) qui démontre que du personnel intérimaire a été employé en permanence, au moins ces trois dernières années, sur le site d’Auchel (que la direction du groupe a d’ailleurs voulu fermer et continue de fragiliser).

« Le MEDEF et les donneurs d’ordres n’ont rien à craindre »

Si l’on suit maintenant les parcours individuels, celui par exemple de l’un de ces travailleurs précarisés, on s’aperçoit qu’il a enchaîné plusieurs centaines de contrats intérimaires depuis 2009 avec des chevauchements dans plusieurs établissements ou filiales du groupe (Faurecia-Auchel, Faurecia-Marles, Plastic-Omnium). Outre le non-respect du délai de carence, les donneurs d’ordre ont une réserve de personnels qualifiés qu’ils peuvent exploiter à leur guise et qui représentent parfois plus de la moitié des salariés sur les chaînes de production. Les agences d’intérim qui sont présentes dans les entreprises les aident forcément à organiser le contournement de la loi.
Certains esprits un tantinet candides pourraient se demander comment il se peut que l’Inspection du travail ne réagisse pas plus. En réalité les effectifs de contrôleurs du travail ont chuté de 20 % ces vingt dernières années (sources Sud-Travail et CGT-TEFP) au bénéfice des inspecteurs mais qui sont moins spécialisés. La réforme de 2013 a prévu de remplacer les 790 sections d’inspection du travail (composées d’un inspecteur et de deux contrôleurs) par 230 unités de contrôle composées de huit à douze agents. L’objectif avoué est d’avoir « une approche collective des situations » plutôt qu’un grand nombre de petites équipes, proches du terrain. Ce n’est donc pas un hasard si le nombre de procédures engagées est passé de 8000 en 2011 à moins de 3000 en 2015 et que la fraude à l’intérim peut continuer de plus belle.
In fine quand on pousse l‘analyse on s’aperçoit que de nombreux départs en retraite sont remplacés par des contrats intérimaires, cela devrait relever du délit de marchandage et être sanctionné. Mais c’est pourtant comme cela que le patronat fabrique des chômeurs et des précaires. C’est tout bénéfice pour lui, pas pour le salarié.
Quant au fameux CDII dont Myriam El Khomri disait qu‘il mettrait fin à la galère des intérimaires (un CDI signé avec une société d’intérim censé lever les obstacles pour l’octroi d’un prêt ou l‘accès au logement), c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Les titulaires de ce CDII regrettent souvent d’avoir signé ce type de contrat. En effet, sous un confort illusoire, l’indemnité de précarité disparaît ainsi que le paiement (à l’avance) des congés payés, en tout c’est 20 % qui disparaissent de la fiche de paie ! De plus, lors d’un contrat de remplacement, un CDD intérimaire devait toucher un salaire égal à celui du salarié absent, ce n’est plus le cas pour le CDI qui restera le plus souvent au SMIC. »

La réforme de l’assurance-chômage annoncée le 18 juin 2019 par Edouard Philippe mettra-t-elle fin à cette fraude généralisée ?

1° - La taxation des contrats courts
Le MEDEF et les donneurs d’ordre (multinationales, très grosses entreprises) n’ont ici rien à craindre. Certes, le gouvernement confirme un dispositif de bonus-malus sur les cotisations sociales des employeurs ayant un recours aux contrats courts supérieur à la moyenne. Mais globalement le patronat ne paiera pas un sou de plus puisque le système a été conçu à produit constant. De plus, que se passera-t-il dans la réalité ? Les multinationales et les très grandes entreprises concentreront leurs contrats courts dans un nombre réduit d’établissements, de filiales ou chez leurs sous-traitants, comme le reconnaissait l’économiste Bruno Coquet à la commission des Affaires sociales du Sénat du 16 avril 2018. Et ce sont les petites et moyennes entreprises qui seront pénalisées.

2° - Le durcissement des conditions d’accès à l’indemnisation chômage
Pour être indemnisé actuellement, il faut avoir travaillé l’équivalent de 4 mois durant les 28 mois précédant la fin de son contrat de travail (36 mois au-delà de 53 ans). Ce sera dorénavant 6 mois sur 24. Soit l’équivalent d’un jour sur quatre contre un jour sur sept cotisé. On pénalise ici les assurés sociaux. En quelque sorte, les victimes, intérimaires, précaires qui enchaînent les CDD, les jeunes… deviennent les coupables tout en laissant dans les faits le grand patronat libre de les exploiter en continuant à surutiliser les contrats courts.

3° - La dégressivité des allocations pour les hauts revenus
Selon un sondage Elabe (4 et 5 juin 2019), l’idée serait bien installée qu’il faille changer les règles. 74% des Français seraient favorables à la dégressivité des allocations pour les plus hauts revenus. Le Premier ministre semble jouer sur du velours. Pourtant, c’est un simple décret qui fixera le plancher de ressources à partir duquel la dégressivité commencera à s’appliquer. Il y a donc fort à parier que ce palier diminuera dans le temps et concernera progressivement de plus en plus d’allocataires. Les Français resteront-ils alors si attachés à la dégressivité ?
Pour conclure, le MEDEF peut se réjouir. Il devrait en être tout autrement des 11 millions de sans-emploi et en emploi précaire dont seulement 20 % sont indemnisés après une période de travail. Ce sont en effet des centaines de milliers d’entre eux supplémentaires qui seront dorénavant exclus de toute indemnisation.