Accompagner les gens de la rue

La solidarité des associations de terrain

par Philippe Allienne
Publié le 24 avril 2020 à 12:43

Les bénévoles associatifs, proches des gens de la rue, n’attendent pas le « jour d’après » pour agir. Pour eux, la solidarité de terrain, c’est maintenant.

20h Place de la République, à Lille. Tandis que des applaudissements clairsemés parviennent des fenêtres et balcons des rues adjacentes, une trentaine de personnes, vêtues de gilets oranges, rouges jaunes, bleus ou encore blancs, s’agitent et se déploient devant des tréteaux. En face, sagement alignée en file indienne, une foule d’anonymes qui attendent patiemment leur tour. Comme chaque soir depuis le 18 mars, ils viennent pour la distribution de repas que le collectif Casa organise pour les personnes sans-abri.

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Casa : un acronyme pour Coordination d’actions solidaires et d’accompagnement. C’est un collectif qui réunit plusieurs associations solidaires dont l’Île de solidarité, Humanit’Aid, Le messager, Human Appeal, Symbioz Actions, etc. Créé en 2017, il distribue quotidiennement des repas pour les sans-abri, place Jean-Baptiste-Lebas, à Lille. Le confinement imposé à partir du 17 mars aurait pu suspendre durablement cette activité. Comme c’est le cas pour la plupart des maraudes (transformées en distributions fixes), excepté pour celles du Samu social qui permettent de diriger les personnes isolées vers l’auberge de jeunesse, ouverte par la mairie pour la circonstance, ou les hôtels réquisitionnés et autres hébergements.

Dès le confinement, l’Île de Solidarité (également membre du CMAO, le 115, dont elle est administratrice) a pris contact avec la Ville de Lille. « Nous leur avons demandé de nous aider à poursuivre nos actions dans un environnement respectant les règles de confinement et les gestes barrière », explique Ben El Hamdani. Marie-Christine Staniec- Wavrant, adjointe déléguée aux personnes âgées et à l’hébergement d’urgence, confirme. « Nous avons contacté le préfet du Nord pour trouver des hébergements. La Ville dispose de places, mais il y a toujours des personnes sans solution. Nous avons aussi fait stopper les maraudes assurées par des bénévoles. À partir de là, une distribution de repas a été organisée place de la République avec le collectif Casa. Une autre a été mise en place rue des Postes avec les Restaurants du cœur. Une action est également menée vers les étudiants qui sont restés dans les résidences universitaires. »

Près de 200 repas sont ainsi livrés chaque soir place de la République et une centaine rue des Postes. Les services sociaux de la Ville ont également fourni des couvertures. Place de la République, des barrières métalliques ont été installées par la mairie. Le public respecte les distances sociales autant que possible sous la surveillance et la bienveillance des bénévoles.

Aide inconditionnelle

« Nous ne servons pas que des personnes à la rue, dit Ben El Hamdani. Il y a aussi des personnes hébergées qui ne s’en sortent pas financièrement. Il y a des sans papiers, etc. Notre aide est inconditionnelle. » Dans la file d’attente, nous observons aussi bien des hommes que des femmes, des personnes âgées, des jeunes, des personnes handicapées.« D’une façon générale, nous avons affaire à un public précaire qui a des difficultés à se nourrir et qui a été surpris par l’annonce du confinement. »

Pour assurer un service quotidien, chaque soir, dimanche compris, les associations membres de la Casa se relaient. La Ville et la préfecture leur ont fourni des masques chirurgicaux, des gants et du gel hydroalcoolique. Les bénévoles ont par la suite reçu des visières de la part de donateurs. Sandwiches, fruits, yaourts, repas chauds, boissons, etc. Les tréteaux sont abondamment garnis. Des enseignes de la grande distribution ou de la boulangerie industrielle fournissent régulièrement les associations. Des petits commerçants répondent également aux sollicitations. Le Secours populaire (Loos et Lomme) est aussi de la partie. Des restaurants, fermés avant le confinement officiel, ont offert leurs stocks de nourriture. D’autres cuisinent des repas qu’ils offrent pour les distributions. Des dons sont aussi apportés par les cuisines centrales et municipales de la Ville de Lille.

« Cette crise montre que la solidarité n’est pas un vain mot. Elle dépasse largement les clivages sociaux et politiques ».Martinez-Aymard en sait quelque chose. Membre du Rotary Club de Linselles, il assure depuis la première heure avec son organisation. « Jamais je n’aurais cru être interviewé par Liberté Hebdo », sourit-il derrière sa visière. Le Rotary, outre une présence physique, apporte une aide financière. « Nous essayons d’agir au mieux avec toutes les associations de terrain », dit-il. Si le jour d’après, dont les médias parlent tant, le laisse dubitatif, cette action ponctuelle et indispensable le mobilise à fond.

« Enfin,on nous voit ! »

Ben El Hamdani n’a pas le temps de s’étonner mais apprécie cette diversité dans la générosité et la solidarité. Son regard porte avant tout sur le public qui attend derrière les barrières. « Les gens de la rue vivent le Covid-19 différemment des autres. Leur sentiment d’exclusion n’en est que plus fort. Exclus socialement, ils redoutent d’être séparés du groupe auquel ils appartiennent, de leur compagne, de leur compagnon. Pourtant, la plupart d’entre eux respectent les règles. Ils le font d’autant plus qu’ils nous connaissent. Si venir faire la queue entre deux barrières métalliques apparaît dégradant, ils acceptent. »

La réalité de la rue n’est effectivement connue que de celles et ceux qui la vivent au quotidien. « Que peut-il nous arriver de plus ou de pire ? Moi,je suis à la rue. Je suis déjà mort », peut-on entendre. Il y a les fatalistes. Il y a aussi les bravaches qui s’embrassent fraternellement en rigolant et en jurant que le coronavirus est une invention du pouvoir. Mais ça, c’était il y a un mois. La réalité qui plane sur les rues, ils la sentent bien. « Et puis, dit Ben El Hamdani, des inconscients et des gens qui racontent n’importe quoi, on en trouve partout. » Mais dans ce peuple démuni, les gens affichent leur volonté de s’en sortir. Et ils savent reconnaître le sens de la solidarité que leur témoignent les bénévoles. « Il y a les sans- abri, les “SDF” que vous croisez tous les jours. Ils sont déjà invisibles. Mais il y a ceux que vous ne voyez pas. Ceux qui sont encore plus invisibles. Et ils nous disent leur joie de nous retrouver malgré ce qu’il se passe. » C’est un des paradoxes de cette sale épidémie. « Enfin, on nous voit ! »