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Le grand âge oublié du quinquennat

Les aidants en souffrance

par Lydie LYMER
Publié le 28 janvier 2022 à 14:55

En début de mandat, Emmanuel Macron s’était engagé à construire un projet en faveur du grand âge et de l’autonomie. Le quinquennat s’achève et ce « marqueur social » identifié en juin 2019 par Édouard Philippe comme « peut-être un des plus importants » a disparu de l’agenda présidentiel.

La crise sanitaire a pourtant révélé le manque cruel d’engagement public en faveur de nos aînés. 11 millions de Français aident régulièrement une personne de leur entourage. La solidarité familiale, essentielle pour accompagner au domicile ou en institution les personnes dépendantes, est loin d’être suffisante. Même quand la fratrie est nombreuse, un membre est généralement désigné par le groupe pour être l’aidant principal.

Les aidants : ces grands inconnus

Le lien de filiation naturel le positionne dans une situation qui n’a rien de naturel, et dans laquelle il peut se sentir en difficulté. Selon une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) publiée en décembre 2020, 2,4 millions de personnes sont en situation de dépendance. « Ces chiffres progressent chaque année et vont continuer d’augmenter dans les prochaines années avec le vieillissement de la population », selon Alice Steenhouwer, directrice de l’association Avec nos proches. En effet, la Drees prévoit un Himalaya démographique en 2030, avec 3 millions de personnes en situation de dépendance. Les principales causes de dépendance sont l’âge (53 %), la maladie (45 %) et le handicap (34 %). La Nation ne répondant pas aux besoins de ces personnes, les aidants familiaux sont sur-sollicités. Selon le baromètre de la fondation April/ Institut BVA, 62 % des aidants sont en activité, et ce chiffre devrait s’accroître avec le recul progressif du départ à la retraite.

80 % des aidants sont soit le conjoint (73 ans en moyenne), soit un enfant (54 ans en moyenne). 8 % des enfants aidant leur parent cohabitent avec lui. Dans 60 % des cas, l’aidant est une femme. L’aidant consacre à son proche environ cinq heures par jour. Il endosse les rôles d’aide-soignant, d’aide à domicile, d’auxiliaire de vie ou de coordonnateur de soins. Il assume les courses, les démarches administratives, la prise de rendez-vous, des traitements et des repas. Il participe à l’entretien du domicile. Le manque de professionnels de santé rend difficile l’accès à un kinésithérapeute pour entretenir la marche, à un orthophoniste pour stimuler la mémoire, aux infirmiers pour des soins d’hygiène. Et l’aidant y pallie. Cet engagement n’est pas sans conséquence sur la vie sociale et familiale. Il est souvent difficile de concilier vie d’aidant, vie professionnelle et vie privée.

Je t’aide, tu m’aides, nous souffrons

Aidants et aidés partagent une souffrance commune à laquelle ils ne sont pas préparés. Prendre soin d’une personne dépendante nécessite des compétences, un savoir-faire mais également un savoir-être, une connaissance de la maladie et des besoins qu’elle génère. Plusieurs associations proposent une formation de soins aux aidants. C’est le cas de France Alzheimer et de l’Association française des aidants qui, en partenariat avec AG2R La Mondiale, a développé des séminaires en ligne. Les dispositifs d’aide sont peu visibles et souvent méconnus : aide à la perte d’autonomie (APA), portage des repas, services de soins infirmiers à domicile (SSIAD), ou services d’hospitalisation à domicile, dont le nombre de places est limité. Même les Centres locaux d’information et de coordination (Clic) ont des appellations différentes selon les départements. La loi NOTRe a dissout les CCAS dans les communes de moins de 1 500 habitants et éloigné l’information sur les aides existantes et le recours aux travailleurs sociaux. Les délais de traitement des dossiers s’allongent. L’APA, destinée aux personnes âgées de plus de 60 ans, exclut les personnes plus jeunes, pourtant parfois déjà en situation de dépendance du fait d’un accident ou d’une maladie. Le caractère chronique de la pathologie mobilise l’aidant de nombreuses années, dans un temps de présence quotidien de plus en plus long. En découle un isolement social parfois insupportable.

La reconnaissance par le bénéficiaire du rôle primordial de l’aidant est quasi inexistante. L’aidant devient l’objet de l’agressivité du malade, s’il présente des troubles cognitifs, s’il n’accepte pas sa situation de dépendance, les traitements ou les aides extérieures. Les sentiments de l’aidant oscillent entre compassion et colère vis-à-vis du proche qui s’éloigne de lui. L’impact sur la santé physique et mentale est important. Il peut aller jusqu’à l’épuisement. Fatigue physique, troubles du sommeil, anxiété, stress, problèmes de dos... 64 % des conjoints et 45 % des enfants aidant un proche se disent fragilisés. Près d’un aidant sur deux déclare une pathologie chronique dans les trois ans qui suivent le début de la prise en charge de leur proche. Le risque de surmortalité est accru : un aidant sur trois meurt avant son proche. La loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 a défini le statut de proche aidant : « Est considéré comme aidant familial le conjoint, le concubin, l’ascendant, le descendant ou le collatéral (...) qui apporte l’aide humaine et qui n’est pas salarié. » Elle institue le « droit au répit  » qui permet au proche aidant d’une personne bénéficiaire de l’APA de dégager du temps en cas d’épuisement, ou d’hospitalisation. L’hébergement temporaire, le recours à une structure d’accueil de jour ou de nuit, ou le relais au domicile en lien avec le tissu associatif est financé à hauteur de 500 euros par an. Ridicule : le reste à charge est conséquent et dissuasif. Depuis le 1er octobre 2020, les salariés du public et du privé peuvent bénéficier d’un « congé proche aidant ». Accordé pour trois mois renouvelables dans la limite d’un an sur l’ensemble de la carrière du salarié, il peut être fractionné. Il prévoit le versement d’une allocation journalière de proche aidant (AJPA), dont le montant a été revalorisé au 1er janvier 2022 à 58 euros nets par jour, avant prélèvement à la source.

Une 5e branche à la dérive !

Ce congé maximal d’un an est un mirage dans le désert de la Macronie, quand on sait que l’aidant s’occupe de son proche en moyenne quatre ans et demi, et qu’il devra probablement accompagner d’autres personnes de son cercle familial. Et cette mesure ne « tient pas compte de l’organisation professionnelle des salariés qui ne souhaitent pas interrompre leur activité, et qui sont parfois contraints de renoncer à des évolutions de carrière pour s’occuper de leur proche », selon le député communiste Pierre Dharréville qui portait en novembre 2021 une proposition de loi « pour une reconnaissance sociale des aidants ». Selon une enquête de la Caisse nationale des allocations familiales, à peine 16 000 personnes ont demandé à bénéficier de ce dispositif depuis son entrée en vigueur. Certaines familles financent elles-mêmes les interventions des aides à domicile dont le salaire n’est pas attractif. Les inégalités se creusent face à la perte d’autonomie. La saturation de l’agenda parlementaire a justifié l’enterrement de la loi grand âge et autonomie, grand chantier annoncé pour le quinquennat Macron. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) adopté en octobre crée néanmoins une cinquième branche dédiée à l’autonomie. Mais « un PLFFS n’a ni l’odeur ni la saveur d’une loi » déplore Annabelle Vêques, directrice de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées. « Un PLFSS ne donne pas les bras, mais les budgets. Il y a 350 000 postes à pourvoir. » Les difficultés structurelles de recrutement sont majeures. Lors des Assises nationales des Ehpad en septembre 2020, 63 % des établissements déclaraient avoir eu au moins un poste non pourvu au cours des six mois précédents.

L’autonomie du futur

Un rapport remis par Laurent Vachey, ancien directeur de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, préconise une réforme des droits de succession en augmentant le barème de taxation sur les héritages. L’idée n’est pas nouvelle, puisque la CFDT prône déjà de « taxer la transmission de patrimoine dès le 1er euro ». Les retraités pourraient être mis à contribution, par la diminution de moitié de l’abattement de 10 % sur les pensions de retraite et l’alignement du taux de CSG (8,3 %) sur celui des actifs (9,2 %). L’exécutif a déjà décidé d’orienter 0,15 point de la CSG vers le risque de dépendance. Un proche du chef de l’État déclarait dans Le Monde en septembre dernier que « Macron est convaincu depuis des années qu’il faut lier réforme des retraites et grand âge ». Ce qui expliquerait le report de cette réforme anti-sociale dans la période pré-électorale, même si le chef de l’État n’a pas encore annoncé sa candidature à sa propre succession. Sera-t-elle d’ailleurs taxée ? 20 000 personnes dépendantes décèdent chaque année d’un accident de la vie courante, plus d’une fois sur deux après une chute. Les pompiers interviennent régulièrement pour relever une personne au sol et la laisser au domicile. La prévention des chutes est un marché lucratif pour les opérateurs privés qui développent la télé-assistance. Même La Poste propose un service à partir de « seulement 21,90 euros par mois ».En même temps que la télé-médecine explose l’aide digitale. Des pantoufles, des cannes, des revêtements de sol connectés, détectent les chutes et alertent le proche aidant via SMS. Brigitte Bourguignon, ministre chargée de l’Autonomie, vient d’annoncer la création de 25 « tiers-lieux dans les Ehpad ». Cuisines partagées, cafés solidaires, escape games... Il s’agit d’ « ouvrir davantage sur la vie sociale » et « renforcer les solidarités entre générations ». Si les Ehpad hors les murs ont été mis sur le banc de touche, sur le terrain, certaines structures les expérimentent. Elles accueillent en journée les personnes âgées dans ces lieux de vie sans garantir leur sécurité la nuit et les week-ends, durant lesquels il devient difficile de trouver un médecin de garde qui se déplace au domicile.

Aider les aidants : un enjeu de société à intégrer au débat politique

D’ici 2030, un Français sur quatre sera amené à aider un proche. Selon le co-fondateur et délégué général de la Fondation France répit, « si l’aidant flanche, le maintien au domicile n’est plus possible ». Résumer l’enjeu de l’autonomie à la vision simpliste du financement de matériel digital prouve à quel point la complexité de la problématique n’a pas été saisie. Confier aux marchés la réponse aux besoins fondamentaux de santé écarte l’humain indispensable dans la relation aidant-aidé. Compte tenu du poids dont ils allègent les collectivités, les aidants doivent bénéficier d’un véritable statut, et être soutenus dans les missions qui leur reviennent faute de moyens proposés par l’État. Il est urgent de créer des structures d’accompagnement et d’accueil dans le cadre d’un grand service public de l’autonomie garantissant à tous le droit de bien vivre, de bien vieillir, et d’être bien accompagné.

PAROLES D’AIDANTS, AIMANTS DE TOUS PÔLES

> Daniel. « Je ne l’ai plus jamais revue » Je m’occupe de mon épouse atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis neuf ans. J’ai essayé de la garder coûte que coûte à la maison, en m’en occupant 24 heures sur 24. Avant de sombrer, j’ai dû me résoudre, non sans peine, à la placer en Ehpad, où elle réside depuis un an. Le confinement dû au Covid et le « protocole » de l’ARS m’ont interdit de la voir pendant plusieurs mois. Je ne l’ai plus jamais revue.

> Viviane. « Le plus dur, c’est quand elle ne me reconnaît plus » Mes parents sont tous les deux âgés et bien malades. Mon père souffre d’un cancer généralisé de la prostate. Il est en soins palliatifs. Ma mère a une maladie d’Alzheimer, depuis six ans. Elle est tombée l’année dernière, et s’est cassé l’épaule. On a dû lui poser une prothèse. Avec mes trois frères, nous nous relayons pour nous occuper d’eux. Ils vivent heureusement avec eux. Mais c’est de plus en plus difficile. J’ai demandé à travailler à temps partiel pour pouvoir les soulager, mais j’en ai peu profité, à cause du confinement. Je travaille dans un hôpital, et j’avais peur d’apporter le virus chez mes parents, alors je ne suis pas allée les voir pendant un bon moment. Il faut tout assumer : la paperasse, la cuisine, le linge, les commissions, la toilette qu’ils ne peuvent plus faire eux-mêmes, et ils refusent toute aide extérieure. Avec ma mère, il n’y a plus de communication possible. Elle crie, la nuit, pour appeler sa mère. La seule activité qu’elle peut encore faire, c’est marcher. Alors nous l’emmenons se promener, à tour de rôle. Pour moi, le plus dur, c’est quand elle ne me reconnaît plus. Elle est agressive. Elle devait aller en accueil de jour une fois par semaine, mais sa chute, son opération puis le confinement ont retardé les choses.

> Idalie. « Je ne suis pas allée à son enterrement » J’ai longtemps été en conflit avec mes parents. Je ne comprenais pas qu’ils ne s’occupent pas de ma grand-mère de 90 ans. Habitant loin, je gérais tous les problèmes logistiques ou bancaires à distance. Elle vivait en appartement et ce sont ses voisins, aussi âgés qu’elle, qui s’organisaient pour l’aider. L’un d’eux, plus jeune, est décédé cette année-là. Il est apparu comme une évidence qu’elle ne pouvait plus rester seule. J’ai proposé qu’elle déménage pour se rapprocher de moi. Je pensais que ce serait plus facile. Mon oncle, qui ne venait qu’une fois par an était le Messie. Mes parents, eux, en prenaient pour leur grade. Et puis j’ai compris. J’ai compris que c’était son plan. Elle avait toujours détesté ma mère, qu’elle ne jugeait pas capable de m’éduquer. Je l’ai compris quand j’ai surpris un sourire satisfait, discret, vainqueur, alors qu’elle marchait accrochée à mon bras, devant ma mère. Elle justifiait tout, y compris les tâches qui me dégoûtaient comme lui changer les protections, par le fait qu’elle m’avait elle-même changé mes couches. Je n’ai jamais regretté les sept ans que je lui ai consacrés. Ils m’ont permis de comprendre les querelles familiales, les affrontements, les non-dits, et le lourd fardeau qui pesait sur mes épaules. Je devais être tout ce qu’elle n’avait pas été, et que n’avaient pas été ses fils, puisqu’ils étaient des hommes. Elle m’a un jour dit qu’elle ne regrettait pas d’avoir fait pour moi tout ce qu’elle avait fait. Elle savait « que ce serait payant ». J’étais le retour d’un investissement. Pour moi, elle est morte ce jour-là. Et j’ai retrouvé mes parents. Elle a vécu encore deux ans durant lesquels ils ont pris le relais. Je ne suis pas allée à son enterrement. Je l’avais enterrée bien avant.

> Éric. « Ce que je gagne d’un côté, on nous le reprend... » J’ai 38 ans. J’ai rencontré ma femme quand nous étions étudiants. Elle avait plusieurs pathologies et est aujourd’hui non-voyante. Je m’occupe des courses, des repas, des papiers administratifs. Le handicap de ma femme nous rend la vie difficile. Elle doit pouvoir se déplacer en transports en commun, ce qui nous impose de vivre en ville. Malgré mon salaire, les heures supplémentaires et les primes, ce que je gagne d’un côté, on nous le reprend l’année suivante sur l’allocation adulte handicapé de ma femme. Nous n’avons pas les moyens de déménager.