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Barbara Gomes

« Les plateformes sont un cheval de Troie libéral contre notre modèle social »

par Philippe Allienne
Publié le 14 juillet 2022 à 17:28

Élue communiste à la mairie de Paris et syndicaliste, l’universitaire Barbara Gomes en connaît un rayon sur les plateformes de livraison. Auteure de plusieurs parutions sur le sujet, elle se dit elle-même « obsédée par la lutte contre le capitalisme de plateforme ». Elle réagit à l’affaire qui a été révélée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et qui met en cause le rôle qu’a joué Emmanuel Macron, à l’époque où il était ministre de l’Économie, pour faciliter l’implantation de la société américaine Uber en France. Édifiant.

Le scandale qui touche Emmanuel Macron n’étonne pas Barbara Gomes. Maîtresse de conférence à l’Université d’Avignon (auparavant elle enseignait à l’université de Lille), elle est spécialisée en droit social, droit du numérique et elle est spécialiste des plateformes. Elle a notamment écrit une thèse pour expliquer la manière dont les plateformes mettent à l’épreuve le droit du travail. S’agissant de « l’affaire Macron/Uber », elle précise qu’un « travail d’analyse a été fait depuis très longtemps sur la manière dont le gouvernement a systématiquement fait en sorte de pousser les travailleurs à l’extérieur du droit social ». À l’Assemblée, les élus communistes n’ont pas attendu pour se saisir du problème et pour mener des actions politiques contre ces pratiques. « Cela fait très longtemps, précise encore Barbara Gomes, que le gouvernement œuvre en bon petit VRP d’Uber » et d’autres compagnies du même type. « Il a fallu contrer de très nombreuses tentatives du gouvernement de légitimer la précarité des travailleurs des plateformes, de mettre ces plateformes à l’abri des juges. » Les travaux parlementaires en témoignent. On apprend qu’Aurélien Taché, lorsqu’il était député LREM (en 2019, bien avant d’être réélu cette année sous l’étiquette Nupes) est de ceux qui ont porté les « chartes sociales » censées en principe protéger les travailleurs des plateformes. En réalité, « avec ces chartes, il a essayé de sortir les travailleurs du droit social et de protéger les plateformes contre le risque de requalification par les juges. Cela veut clairement dire que le modèle des plateformes n’est pas légal. C’est pour cela que l’on construit un dispositif (les chartes sociales – ndlr) qui leur permet d’être intouchables. » Aujourd’hui, Barbara Gomes ne cache pas son agacement. « Aurélien Taché a beau jeu de se montrer offusqué par l’initiative d’Emmanuel Macron et de dire qu’il doit être entendu. Il était le premier porte-document des plateformes ! » Pour résister contre le comportement des plateformes, il a fallu mener un travail de terrain important. L’universitaire et militante communiste cite par exemple les membres du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap) : Édouard Bernas, Jean-Daniel Zamor, Jérôme Pimot, etc. En août 2019, Jean-Daniel Zamor avait par exemple mené la grève perlée qui réunissait les coursiers à vélo de Deliveroo. Pour lutter contre les stratégies des plateformes, il y a aussi la CGT Coursiers. « Si nous n’avions pas réussi à nous voir tous les mois et demi dans le cadre du collectif “Pédale et tais-toi’’ que nous avons monté au Sénat avec le parrainage des sénateurs communistes Fabien Gay et Pascal Savoldelli, raconte-t-elle, si nous n’avions pas expliqué tout ce que nous faisions et entendions, si nous n’avions pas essayé de construire une force de défense et de résistance face aux stratégies des plateformes et aux stratégies du gouvernement, nous aurions déjà en France des chartes sociales avec des tiers statuts comme cela existe au Portugal avec la loi Uber. » Il faut savoir, selon Barbara Gomes, qu’à chaque fois qu’une décision d’un juge est tombée ou que des députés communistes ont tenté de mettre en place une loi pour protéger les travailleurs des plateformes, l’État a systématiquement déployé ses moyens pour défendre ces entreprises capitalistes. Quels sont ces moyens ? « On a commandé des rapports, on a fait des amendements, des propositions de loi pour permettre à des entreprises extrêmement agressives de s’implanter sur un territoire. » C’est là que s’expliquent les interventions de l’ex-ministre de l’Économie Emmanuel Macron. « Parce que, quand une entreprise comme Uber arrive pour s’implanter, elle ne vient pas en étudiant le marché pour savoir comment il faut s’implanter légalement, elle vient avec l’idée de forcer les États à changer leur législation. En la matière, Emmanuel Macron a été l’un des meilleurs VRP. Pour le coup, les lobbyistes parlent de lui avec des étoiles dans les yeux. On sait pourquoi. Nous avons enfin des preuves de tout ce que nous avons constaté et de tout ce qui a été subi depuis des années. » Le groupe au sein duquel a travaillé Barbara Gomes était composé de six à sept personnes attentives à tout ce qui allait se passer, à contrecarrer les amendements, et propositions de loi, à écrire avec les élus et collaborateurs de l’Assemblée nationale pour saisir le Conseil constitutionnel contre les chartes sociales. Les plateformes n’ont pu se servir de ces chartes qui, vidées d’une partie de leur contenu, ne peuvent plus empêcher les juges de requalifier le statut des plateformes. Mais en tout cas, cela montre bien qu’il y a une volonté de créer un statut spécial. Les plateformes se veulent au-dessus des lois. « C’est un projet politique. Les plateformes sont un cheval de Troie libéral contre notre modèle social. C’est le rêve d’une société où on est libéré de ce droit du travail et de la protection sociale qui entravent la décision et le pouvoir économique. » Les communistes vont porter un texte à l’Assemblée nationale pour la protection des travailleurs des plateformes.

Pour la CGT, l’État doit préserver les droits des travailleurs des plateformes numériques Dans un communiqué, la CGT estime qu’Emmanuel Macron a facilité la dérégulation de la réglementation propre aux VTC et taxis en répondant favorablement aux sollicitations de la direction d’Uber. Elle rappelle que par la suite, il a « grandement contribué à détricoter le Code du Travail en facilitant le recours abusif au statut de micro-entrepreneur, écrasant les garanties collectives des travailleurs des plateformes et portant plus largement atteinte aux droits de tous les salariés. Des réformes que la CGT n’a de cesse de combattre et que, pour partie, le Conseil constitutionnel a même sanctionnées ».
Le syndicat poursuit ainsi : « Alors que le lanceur d’alerte et ex-lobbyiste en chef d’Uber aurait participé à lever des fonds pour la première campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, la diffusion de ces dossiers fait la lumière sur le lien entre le Capital et les dirigeants politiques qui le servent. Tout cela montre la place que prend le lobbying du patronat des plateformes, sans pouvoir en estimer l’importance. (…) À l’heure où la France s’entête à vouloir bloquer le projet de Directive européenne sur la présomption de salariat au bénéfice des travailleurs de plateformes numériques (article 4), la CGT demande des explications et réaffirme l’urgence d’entendre les revendications des travailleurs de plateforme qui luttent d’assujettir le secteur au Code de Travail et de la Sécurité Sociale, pour mettre un terme au dumping social et au détricotage des droits et garanties collectives des salariés. »