L’assassinat de Samuel Paty devant son collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, ne nous plonge pas seulement dans l’horreur. Il n’est pas sans rappeler les pires actes commis par les islamistes contre les citoyens algériens durant les années 90. Prétextant alors une interruption du processus électoral qui, en janvier 1991, avait empêché le FIS (Front islamique du salut) d’accéder au pouvoir, ils ont pris les armes et le maquis et ont commencé à commettre des assassinats ciblés, à commencer par celui du journaliste-écrivain Tahar Djaout, le 26 mai 1993. Devant la menace islamiste, ce dernier avait écrit ce mot fameux : « Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais tu meurs. Alors, dis et meurs. » On sait ce qu’il est advenu après avec l’émergence du Mouvement islamique armé, du Groupe islamique armé, du Groupe salafiste pour la prédication et le combat. De 1993 au début des années 2000, ils ont ciblé des écrivains, journalistes, policiers, imams, artistes, etc. Ils ont tué par balle, au couteau (en égorgeant ou en décapitant). Ils ont posé des bombes. Puis, ils sont passés aux massacres de masse comme celui de Bentalha dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, tuant hommes, femmes, enfants, bébés. Ils interdisaient aux familles de scolariser leurs enfants, sous peine d’exécution. L’école, le savoir, la transmission du savoir ont toujours fait peur aux tenants d’un ordre fasciste comme le sont les islamistes, ces lecteurs d’un islam fondamentaliste et radical qui ne tolère aucune valeur occidentale, qui détestent la démocratie, tout mouvement social et, bien en- tendu, la laïcité. Ils sont capables d’aller dans l’horreur sous couvert d’un projet de société rétrograde. « Parce qu’ils ont une religion [ils] se croient dispensés d’avoir une morale », dit d’eux l’écrivain Amin Maalouf [1].
Le terrorisme monte d’un grade. Ici, il ne s’attaque pas qu’à la liberté d’expression, il s’en prend à la transmission du savoir. Il y a une conjonction entre la volonté de s’attaquer à la liberté d’expression et au savoir transmis par l’école sans oublier bien sûr l’esprit critique que Samuel Paty voulait enseigner à ses élèves.
Nous n’avons pas la prétention ici d’oser un parallèle avec l’horreur absolue de la décennie noire algérienne qui a fait environ 200 000 morts. Mais ce qui est troublant, c’est la méthode employée par le jeune homme tchétchène de 18 ans. D’abord, comme lui, les terroristes algériens étaient recrutés parmi les jeunes désœuvrés. Ceux qui étaient à la manœuvre préféraient rester dans l’ombre ou dans la prédication (on dirait autrement la propagande et la manipulation). On les persuadait qu’ils agissaient pour le salut de leur communauté croyante et pour celui de leur âme. Ils pouvaient donc mourir en martyr. Le jeune assassin est mort, on sait qu’il ne pouvait être un « loup solitaire ».
Ensuite, pour mieux terroriser, les assassins de l’islamisme radical tuaient à l’arme blanche des gens qu’on leur désignait et qu’ils ne connaissaient pas personnellement. C’est ce qui s’est fait dans le cas présent. Et puis, ceux qui se savaient en danger, en Algérie, ne dormaient plus chez eux et changeaient constamment d’itinéraire. C’est vraisemblablement ce que faisait le professeur d’histoire-géographie de Conflans-Sainte-Honorine. Finalement, pour avoir donné des cours d’instruction civique où l’on parlait égalité, liberté d’expression, laïcité, place de la religion dans notre société, il a eu la tête tranchée par un homme que le fanatisme avait aveuglé et qui n’avait que treize ans au moment des attentats contre l’équipe de Charlie Hebdo et les gens de l’Hyper Cacher. Alors oui, nous sommes en droit de nous demander ce qu’il nous arrive. Par-delà l’émotion, de nombreux citoyens et citoyennes, enseignants ou non, doivent en ce moment se poser la question. Pour les personnes qui, dans les années 90, ont lutté, ont milité sur le sol français, contre l’islamisme qui sévissait en Algérie et qui s’importait en France, il y a de quoi se demander pourquoi rien ne semble avoir changé dans les esprits. « Le terrorisme monte d’un grade. Ici, il ne s’attaque pas qu’à la liberté d’expression, il s’en prend à la transmission du savoir. Il y a une conjonction entre la volonté de s’attaquer à la liberté d’expression et au savoir transmis par l’école sans oublier bien sûr l’esprit critique que Samuel Paty voulait enseigner à ses élèves » analyse un enseignant qui a vécu cette période, il y a vingt-cinq ans. « Faire éclore cet esprit critique chez ses élèves, leur apprendre à penser par eux-mêmes, c’était le cheval de bataille de Samuel Paty. On le voit bien quand on étudie son parcours. Nous devrions tous faire la même chose », poursuit-il. Alors, comment les choses ont-t-elles dérapé ? Le professeur devait-il, par bienveillance, proposer aux élèves musulmans de sortir au moment où il montrait ce dessin de Coco représentant le prophète nu ? Tous les élèves, après tout, pouvaient être choqués (ou pas). Il leur fallait des explications, des analyses, des clés que seul un pédagogue pouvait leur offrir. En voulant calmer le jeu, et c’est à son honneur, la hiérarchie académique a voulu mettre en place une médiation entre un père de famille ulcéré et mal informé (sa fille n’avait pas assisté au cours) et le corps enseignant. Mais ce père n’avait pas le droit de menacer l’enseignant, encore moins de le diffamer via une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Le pire de ces échanges a été atteint quand un prétendu imam est intervenu au sein de l’établissement, aux côtés du père. Il n’avait rien à faire là. C’est la loi.
Dans les établissements, des professeur·es savent mettre en place des initiatives basées sur le dialogue avec à la fois les élèves et les parents. Ils savent éduquer à la laïcité, ils savent donner du sens. Ils le font d’autant mieux qu’ils sont soutenus par leur hiérarchie.
Mais alors concrètement, que faire ? Pour l’encadrement des enseignants, il existe des outils et des structures comme les référents sur la laïcité dans les académies ou les cellules de déradicalisation. Mais on peut comprendre qu’il est difficile pour un professeur de signaler un comportement radical, qu’il soit du fait d’un élève ou d’un parent. Plus que des lois stigmatisantes ou punitives, il importe de renforcer l’accompagnement du corps enseignant, voire de le former au sens profond de la laïcité, cette clé d’entrée pour la citoyenneté et l’égalité. Dans les établissements, des professeur·es savent mettre en place des initiatives basées sur le dialogue avec à la fois les élèves et les parents. Ils savent éduquer à la laïcité, ils savent donner du sens. Ils le font d’autant mieux qu’ils sont soutenus par leur hiérarchie. Cela n’empêchera jamais ceux qui refusent de comprendre et d’échanger de refuser de comprendre et d’échanger. Mais laisser des enfants refuser de regarder une photo de la Vénus de Milo, quelle que soit leur origine, ne peut que conduire à nourrir ce cancer qui s’est insinué dans nos écoles et qui risque de s’étendre en dehors, c’est-à-dire dans notre République indivisible, laïque, démocratique et sociale.