DOSSIER : DÉBAT SUR L’IMMIGRATION

On invente des problèmes au lieu de créer une politique d’accueil digne

Entretien avec la directrice du Gisti

par Philippe Allienne
Publié le 11 octobre 2019 à 16:40

Directrice du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés [1]), Claire Rodier estime que le débat lancé par le gouvernement n’a pas lieu d’être. Face aux orientations esquissées le 7 octobre par le Premier ministre, elle estime que l’on a toujours recours aux vieilles ficelles.

Que pensez-vous du débat sur l’immigration lancé par Emmanuel Macron et Édouard Philippe ?

On piétine. Depuis plusieurs décennies, on entend toujours le même discours construit proposant des solutions pour régler les « problèmes » de migration. Sauf que, de mon point de vue, il n’y a pas de problème. Ce qui est nécessaire, c’est une politique d’accueil digne, la reconnaissance que l’immigration est nécessaire, la régularisation des sans papiers qui participent à la vie de ce pays. L’idéal est de cesser de diviser le monde en deux parties avec d’une part les personnes assignées dans leur pays d’origine et de l’autre celles qui peuvent circuler librement.

On recherche donc des solutions à un problème qui n’existe pas ?

Depuis 25 ans, 30 ou 40 modifications ont été apportées à la législation concernant les étrangers. La dernière loi date de septembre 2018. Elle était portée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb, et augmente la durée de rétention de manière très excessive. Cette loi datant à peine d’un an, il n’y a pas eu d’évaluation à ce jour. Or, voilà que l’on reparle de l’immigration comme d’un problème. D’une façon générale, les réformes utilisent toujours les mêmes axes : on modifie les délais pour régulariser, on réduit les conditions d’accès au territoire pour les membres de la famille afin de combattre les mariages blancs, on dénonce les abus, on réduit les conditions d’accès aux soins, etc. Mais le président Macron part d’un postulat qui est faux.

Claire Rodier Directrice du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés).

C’est-à-dire ?

Le nombre de demandeurs d’asile n’est pas aussi important qu’on le laisse entendre, Les chiffres pour la France sont tout à fait raisonnables par rapport à ce qui se passe en Europe (proportionnellement, nous n’avons pas plus d’immigrés), les fraudes et les mariages blancs ne sont pas aussi nombreux qu’on le prétend, les abus concernant l’accès aux soins ne sont pas tels qu’on l’affirme. Le postulat portant sur une prétendue invasion est fantaisiste et on utilise toujours les mêmes vieilles ficelles pour répondre à des problèmes qui n’en sont pas. Plus précisément, on a l’impression d’avoir affaire à un problème fabriqué de toutes pièces. Il suffit d’écouter les démographes pour comprendre qu’il n’y a pas de pression migratoire particulière sur la France. J’ajoute que si cette immigration était supérieure, ce serait normal compte tenu de l’évolution de la population mondiale.

Il y a donc manipulation de la réalité migratoire par les dirigeants des pays d’accueil ?

80% des exilés se trouvent dans les pays en développement, c’est à-à-dire dans les pays pauvres. Donc cette pression migratoire n’est pas une réalité pour nous, en France et en Europe. Mais on alimente l’impression qu’il y a trop d’étrangers, que l’immigration nous prend quelque chose. C’est grave parce que cela fait reposer sur les migrants la responsabilité de problèmes sociaux, économiques et environnementaux que le gouvernement n’a pas les moyens de résoudre. On perpétue le bouc émissaire pour faire passer le mal vivre national.

C’est à cela qu’amène le débat souhaité par Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron a annoncé le débat sur l’immigration en décembre 2018, peu après le lancement du mouvement des Gilets jaunes. Or, la question migratoire n’avait absolument pas émergé de ce mouvement. C’est bien la preuve que l’on va chercher la question migratoire pour en faire un problème. Cela étant, il existe bien d’autres méthodes qui permettent de fabriquer le problème. Par exemple, on laisse les gens à la rue alors que les places d’hébergement existent. Toutes les associations qui travaillent sur l’hébergement des précaires le disent (cela va bien au-delà des personnes immigrées) : le problème ne porte pas sur le manque de places mais sur l’organisation de l’hébergement. Le résultat, on le connaît. La vue de tous ces gens à la rue crée du mécontentement alors que la septième puissance mondiale qu’est la France a les moyens d’accueillir.

Mais il faut tenir compte du contexte européen et de la politique de l’Europe en la matière.

La politique française est très articulée sur l’Europe. Mais là encore, regardons les chiffres. Quand 1 million de personnes arrivent en Europe, en 2015, ils représentent moins de 5% de la population européenne. En Turquie, il y a 3 fois plus d’immigrés. Il n’y a pas de solidarité entre les États de l’Union européenne. Par conséquent, il ne peut y avoir de répartition équitable. Au contraire, les responsables politiques s’obstinent sur l’application de la règlementation de Dublin [qui oblige le migrant à déposer sa demande d’asile dans le premier pays où il a été contrôlé - ndlr]. Or, toutes les associations ou organismes qui travaillent sur les migrations sont pour la suppression de cette procédure. Même Emmanuel Macron était de cet avis avant d’en changer. On sait bien que cette procédure ne fonctionne pas.

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Comment jugez-vous la taxe sur les titres de séjour ?

Par définition, on s’adresse à des gens précaires. Il y a donc un côté absurde à taxer ces personnes. Cette taxation est une pierre jetée dans le jardin de l’intégration alors que, précisément, le gouvernement exige cette intégration. Les politiques d’intégration sont censées compenser la sévérité des frontières. Or, si l’on veut une bonne politique d’intégration, il faut s’en donner les moyens. C’est le contraire qui se passe : les moyens des associations qui accompagnent les primo-arrivants sont affaiblis, tout comme les services spécialisés.

Que dire des conditions d’accueil dans les préfectures ?

Elles conduisent des personnes en situation régulière à retomber en situation irrégulière ! Pour mettre fin aux files d’attentes dans les préfectures, on a dématérialisé la gestion des services publics. Alors, il n’y a plus de files d’attente visibles. Les étrangers doivent prendre rendez-vous sur internet. C’est vrai pour une première demande, c’est vrai aussi pour un renouvellement du titre de séjour. Mais ils ne trouvent pas de rendez-vous disponible, ils se découragent et risquent de perdre leur travail et, en cas de demande de renouvellement, leur titre de séjour. Finalement, les files d’attente existent toujours, mais devant l’ordinateur.

36% des demandeurs de titres sont dublinés

Selon les statistiques du ministre de l’Intérieur, en 2018, 40 260 adultes et 5 500 mineurs ont été enregistrés comme « Dublinés » soit 36% du total. En 2017, elles étaient 41 500 (mineures comprises) pour un total de 121 200 demandes enregistrées par les préfectures (30%). En 2016, leur nombre était d’environ 22 000 et en 2015 de 11 700.

Notes :

[1Le Gisti a été créé en 1974 suite à la décision de la France de mettre fin à l’immigration. Il regroupe des juristes, enseignants et chercheurs et tient des permanences juridiques. https://www.gisti.org