Capture d'écran/BFMTV
Des chercheurs contre la judiciarisation des controverses scientifiques

« La vérité scientifique ne se décide ni devant les tribunaux, ni sur les plateaux de télévision »

> Par le collectif RogueESR

Publié le 29 octobre 2021 à 13:01

Collectif de chercheurs universitaires et de membres de la communauté académiques, RogueESR [1] vient de publier un texte sur l’articulation entre liberté et éthique académiques. À partir de cas concrets pris dans l’actualité récente, il se penche notamment sur les procédures-baillons intentées par des chercheurs pour déplacer vers les tribunaux ce qui relève de la dispute collégiale. Il s’intéresse aussi aux débats déclenchés par les prises de positions antivaccinales d’un sociologue du CNRS. En voici de larges extraits. L’intégralité du texte est accessible sur leur site.

La pandémie de SARS-CoV-2 a conduit à une production massive d’articles scientifiques de qualité médiocre rendant difficile le suivi quotidien de l’état des connaissances. Cependant, les articles les plus problématiques ont été ceux qui ont été promus à grand bruit dans l’espace public. Ainsi, Donald Trump, l’ex-président des États-Unis, et Jair Bolsonaro, le président brésilien, ont-ils promu le fantasme d’un médicament miracle contre la Covid, l’hydroxychloroquine. M. Macron a pour sa part été en liaison hebdomadaire avec le directeur de l’institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU) par l’intermédiaire de M. Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Il a rendu à M. Raoult une visite aussi exceptionnelle que médiatisée. Pourtant, une simple bibliographie faite avec intégrité montrait dès le départ que ce médicament utilisé dans la lutte contre le paludisme n’avait eu d’effet in vivo sur aucun virus de la même famille, laissant peu de chances à une balance bénéfice/risque favorable.

Procès-baillons

Ces travaux ont naturellement donné lieu à d’innombrables commentaires hors de l’espace des publications scientifiques proprement dites, sur le réseau Pubpeer, dans des billets de blog ou sur les réseaux sociaux. De telles critiques ont été le fait de scientifiques, actifs dans le domaine ou non, comme de citoyens sans activité de recherche. En réaction, l’IHU a porté plainte en justice contre différents collègues ayant participé à cette dispute scientifique. Ce cas nous pose plusieurs problèmes pratiques. Est-il légitime de porter une controverse scientifique devant la justice au titre qu’elle se fait en dehors du cadre normé des revues académiques ? Y a-t-il une légitimité à invoquer le droit commun (la plainte) pour brider le principe de libre critique des travaux savants ? Le recours à l’anonymat ou au pseudonymat pour produire des critiques ou des commentaires scientifiques en pre ou post-review, pose-t-il un problème ? La liberté académique protège les chercheurs dans leurs critiques des travaux scientifiques et de leur méthodologie, quel que soit l’espace dans lequel elles sont produites. La vérité scientifique ne se décide ni devant les tribunaux, ni sur les plateaux de télévision. L’anonymat des rapporteurs scientifiques est une norme académique destinée à les protéger d’éventuelles pressions qui pourraient entraver la liberté de critique. Il n’y a donc là rien qui puisse être invoqué par les plaignants dans le cadre de leur défense en tant que scientifiques. Au contraire, leur action en justice apparaît comme une tentative d’empêcher l’exercice de procédures constitutives de l’exercice du métier de chercheur. Les plaignants peuvent d’autant moins invoquer la liberté académique pour défendre leur cause que les principes de l’éthique académique n’ont pas été respectés dans les travaux qu’ils entendent soustraire à la critique en traînant en justice leurs contradicteurs. En particulier, les publications d’origine ne satisfaisaient pas aux standards habituels d’intégrité d’un travail savant.

La responsabilité devant la société

Mais ici, le plus important est peut-être qu’une autre dimension de l’éthique académique s’ajoute au problème d’intégrité : la responsabilité devant la société. Contourner les mécanismes de véridiction par les pairs sur lesquels se fonde la science en adoptant une communication médiatique directe et massive constitue une atteinte grave à l’éthique académique. Ce point permet de poser un premier fondement de ce que recouvre la responsabilité sociale du savant : des résultats doivent être invoqués dans l’espace public d’autant plus prudemment qu’ils sont critiqués, qu’ils peuvent avoir des conséquences dramatiques ou qu’ils s’appuient sur une méthodologie qui pose problème. Les exemples abondent malheureusement dans l’actualité. On pourrait citer par exemple l’usage des tests polygéniques à des fins eugénistes, celui des « big data » dans la répression automatisée des Ouïghours, la supposée détection de l’homosexualité par la recognition faciale, ou le mésusage pseudo-scientifique de données génétiques.

Une proposition scientifique, fût-elle hautement corroborée, n’est pas un fait divers relaté par un journal fiable.

Le scientifique en recherche d’une notoriété médiatique confond les genres : une proposition scientifique, fût-elle hautement corroborée, n’est pas un fait divers relaté par un journal fiable. Elle reste un objet de controverse et demeure, comme toute science, objet d’un régime épistémique faillibiliste, entendu en un sens large (toujours révisable et révisé, par exemple au vu d’enjeux empiriques ou d’économie interne). Le bateleur médiatique la porte devant les médias, pour lesquels il existe indéniablement des faits divers et objectifs, dont le régime épistémique est comme binaire : il est vrai ou il est faux que Descartes soit décédé (Descartes n’est pas un chat). En l’occurrence, les bateleurs et les plaignants sont essentiellement les mêmes personnes, mais il importe de souligner que leurs détracteurs n’auraient pas été plus légitimes pour porter la controverse devant les tribunaux. L’éthique n’est pas le juridique, et le recours au judiciaire pour régler des transgressions de l’éthique académique nous semble une confusion manifeste de genres. Les transgressions du droit commun appellent certes une réponse judiciaire - on peut penser à des faits relevant des sciences environnementales ou médicales - mais en tant que chercheur, le savant n’a pas à y recourir. Les plaintes de l’IHU ne sont pas des cas isolés. Plusieurs autres plaintes similaires ont été déposées contre des chercheurs ayant produit des critiques sur des travaux touchant à l’articulation entre science et société. Il nous faut dire clairement notre refus collectif de voir les prétoires encombrés par ce type de plaintes. « La judiciarisation des débats scientifiques à des fins d’intimidation est inacceptable », et doit être considérée comme une violation majeure de l’éthique académique. La liberté de critique, elle-même soumise aux normes d’intégrité, à l’éthique intellectuelle et à la responsabilité devant la société, doit-être défendue comme une part inaliénable de la liberté académique.

Liberté académique et manquement notoire à l’éthique

Un autre cas très médiatisé est celui d’un sociologue du CNRS ayant choisi de combattre la politique sanitaire du gouvernement pour prôner davantage d’inaction et de dérégulation publique - il a vu dans la pandémie une « psychose collective » liée à « l’adoration du “principe” de précaution ».  Pour ce faire, ce collègue a mobilisé une visibilité médiatique acquise à la faveur de son activité scientifique antérieure, dont l’objet est sans rapport avec le coronavirus ou la vaccination. Lorsque certaines de ses prises de position sur son blog hébergé par un organe de presse ont été dépubliées par l’hébergeur, ce chercheur a dénoncé une remise en cause des libertés académiques. Peut-il invoquer ainsi la liberté académique pour couvrir des prises de position obscurantistes contre la vaccination ? Ce cas est très intéressant à analyser dans la mesure où les critiques qui ont été formulées à l’endroit de ce collègue sont tout aussi problématiques que sa propre attitude. Selon le communiqué du CNRS, intitulé « Le CNRS exige le respect des règles de déontologie des métiers de la recherche », le problème serait de ne pas situer la parole ; distinguer le chercheur du militant impliquerait donc de ne jamais signer de tribune ou de billet de blog ès qualités. Cette position fait écho à une interview du déontologue du CNRS qui entend soumettre la liberté académique au bon vouloir de la bureaucratie de l’organisme employeur. Il est difficile de ne pas s’inquiéter lorsqu’on peut lire sur le site officiel du CNRS qu’un universitaire ou un chercheur serait « soumis à une obligation de réserve qui a pour objet de l’inciter à observer une retenue dans l’expression de ses opinions, notamment politiques, sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire. » Comment sommes-nous passés de l’autonomie fondatrice de la science, de la libre critique de l’institution et de la nécessité d’une définition collective, par les pairs, de ses normes et de ses procédures, à l’idée de « parler de son administration dans des formes manifestant d’éventuels désaccords avec pondération » ? Le problème posé par le blog de ce sociologue du CNRS n’est pas l’intervention dans l’espace public hors de son champ de compétences ; il n’est pas plus la participation à un débat public sur la politique sanitaire, débat qui a largement été occulté. Le problème exclusif est un déficit d’intégrité que l’on peut qualifier factuellement : la bibliographie du sujet traité comme la méthodologie analytique mise en œuvre ont été élaborées de façon partielle et partiale, au service de la thèse défendue a priori. En effet, des pans entiers de la littérature scientifique n’ont pas été intégrés à l’analyse, elle-même produite par un empilement de données détournées de leur sens épidémiologique : ni le rapport à la littérature ni le traitement des données empiriques ne satisfaisaient donc aux normes d’une argumentation scientifique rigoureuse. La portée sociale de l’intervention constitue une circonstance aggravante. Ce cas nous amène à une proposition simple : la responsabilité des universitaires et des chercheurs, leur engagement professionnel à se conformer à l’éthique académique et aux normes d’intégrité, s’étend au-delà de leur activité savante, y compris dans leurs prises de position politique. Ce collègue fait un mésusage du principe de liberté académique en la transformant en une liberté négative, un droit à dire tout et n’importe quoi en se prévalant de sa notoriété, en faisant abstraction de ce qui fonde pourtant la scientificité d’une proposition : sa soumission aux cadres contradictoires de la dispute collégiale.

Chimère intellectuelle

Toujours à propos de ce blog tenu par ce sociologue, une tribune parue dans le journal Le Monde a appelé à une intervention disciplinaire du CNRS. Plusieurs de ses signataires ont participé à la campagne initiée il y a un an par Mme Vidal, M. Blanquer et M. Macron. Il est donc à la fois significatif et peu étonnant de voir cette tribune s’indigner du fait que le sociologue en question soit intervenu dans l’espace public pour contredire les décisions des experts gouvernementaux, ce qui n’est absolument pas l’enjeu du problème, tandis qu’elle passe sous silence les questions d’éthique intellectuelle et d’intégrité scientifique. En effet, les participants de la croisade contre « l’islamo-gauchisme universitaire » ont eu le loisir ces derniers mois de succomber aux mêmes travers : ils ont ainsi recouru à des statistiques interpolées pour tenter d’étayer l’emprise supposée de cette chimère intellectuelle ; ils ont multiplié les publications et tribunes en-dessous des normes habituelles de raisonnement et de confrontation aux sources critiquées ; ils ont participé aveuglément à la diffusion d’accusations romancées, nourries de schèmes complotistes, au risque de mettre en danger des universitaires. On peut donc leur reconnaître une certaine constance dans l’aveuglement éthique. Pour notre part, nous prenons acte de ces manquements répétés aux principes régulateurs de notre métier, quelle que soit leur provenance ; nous entendons dénoncer cette entreprise de subversion de la liberté académique, mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de demander aux bureaucraties des organismes de recherche de prendre des mesures disciplinaires contre leurs auteurs. Nous nous bornons à constater que les interventions de ce type se placent en-dehors du champ de la dispute académique reconnue. L’entreprise de mise au pas dont relèvent les interventions de ces polémistes repose sur le dévoiement de la notion de liberté académique. À mille lieues de celle précédemment décrite, leur liberté académique relève d’une conception purement négative de la liberté d’expression, en tous points similaire au free speech revendiqué par les libertariens et l’alt right états-unienne. En montant en épingle une caricature de « neutralité axiologique », cette mouvance revendique la liberté de dire tout et n’importe quoi dès lors qu’on le fait en se prévalant d’un point de vue objectif. Sous cet angle, la position de ces défenseurs de la « neutralité axiologique » est strictement équivalente à la conception négative de la liberté dont se revendique le sociologue évoqué plus haut. La seule spécificité de cette campagne maccarthyste est sa propension à proclamer « non-scientifique » tout discours académique explicitant un parti pris dans la Cité, qu’il soit d’ordre social, éthique ou écologique. Redisons ici que la « neutralité axiologique » wébérienne, si l’on fait retour à la réalité des textes dont se prévalent les maccarthystes français, n’est pas une neutralité de la production scientifique ; il s’agit d’une suspension des jugements de valeur au moment de la réception de ces énoncés, lors de la dispute collégiale. L’éthique académique demande d’examiner impartialement la solidité théorique et empirique des arguments avancés par les pairs, mais pas d’être exempt de tout horizon politique au moment où l’on produit ses propres arguments.

(Les intertitres sont de la rédaction)

Notes :

[1Le collectif RogueESR réunit des chercheurs qui travaillent dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). Ils rejettent fermement la politique d’enseignement et de recherche menée par le gouvernement actuel. « Rogue » renvoie à la révolte, le mot a été utilisé par les scientifiques et les académiques étasuniens à l’occasion de la « march for science » pour lutter contre les politiques de Trump (ex : RogueNasa). Le collectif ne représente pas les institutions de l’ESR, mais il espère rassembler celles et ceux qui les font vivre au quotidien, et qui souhaitent défendre un véritable service public, ouvert à toutes et tous.