© Jacques Kmieciak
Entretien avec Stéphane Sirot

De la domestication du mouvement social

Publié le 10 février 2023 à 14:26

S’interrogeant sur la stratégie syndicale en cours, Stéphane Sirot, historien du syndicalisme, livre son analyse sur la bataille engagée depuis le 19 janvier contre la réforme des retraites.

  • Quel regard portez-vous sur le mouvement social actuel ? Il me rappelle étrangement celui de 2010 à travers le choix des syndicats de se cantonner à des journées d’action de 24 heures. À l’époque, il s’était soldé par un échec. L’accent est tout autant porté sur la fameuse « bataille de l’opinion ». En 2010, dans la presse syndicale, on se félicitait d’avoir gagné cette bataille bien que le recul à 62 ans de l’âge de la retraite n’avait pu être empêché. On commence à entendre cette petite musique chez un certain nombre de responsables syndicaux…

Les leçons de 2010 n’ont donc pas été retenues ? L’heure est à l’unité syndicale. Il s’agit d’un atout et d’une faiblesse à la fois. Un atout car ça peut convaincre des personnes éloignées du mouvement syndical et peu au fait de sa diversité de s’engager à ses côtés. Mais c’est aussi une faiblesse car l’unité se réalise sur le plus petit dénominateur commun. Les syndicats s’entendent ainsi pour dénoncer le report de l’âge de la retraite à 64 ans, mais mettent entre parenthèses la durée de cotisation. Il s’agit pourtant d’une question aussi cruciale dans la mesure où aujourd’hui la majorité des jeunes rentrent tardivement dans la vie active. La CFDT et la CGT n’étant pas d’accord sur ce sujet, il est très peu mis en avant. Les appels successifs aux journées d’action de 24 heures constituent l’autre dénominateur commun ; ce qui n’empêche pas parallèlement des prises de paroles autres comme celle de Philippe Martinez. Le secrétaire général de la CGT appelle à des grèves reconductibles, à un durcissement du mouvement. Encore faut-il construire la dynamique qui y mène…

Un nombre moindre de manifestants dans les rues ce mardi 7 février traduit-il un essoufflement de la mobilisation ? Si cette fréquentation en baisse est confirmée ce samedi, oui. S’il y a un rebond, non. On peut naturellement penser que ce mardi, certains ont fait le choix de privilégier les manifestations du 11 février. La grève a un coût.

Comment expliquez-vous la posture du gouvernement qui reste inflexible ? À mon avis, 2003 a marqué une inflexion du rapport des pouvoirs publics aux mouvement sociaux. À l’époque, nous avions assisté à une forte mobilisation contre la réforme des retraites des fonctionnaires et à un historique mouvement de contestation dans l’Éducation nationale. Or, le gouvernement avait attendu que ça s’épuise pour faire passer sa loi. Ceux qui se sont ensuite succédé en ont tiré les enseignements. En 2010, en 2016 (loi El Khomri) ou encore en 2019-2020, le pouvoir est resté fidèle à cette logique de pourrissement. Seuls des mouvements de jeunesse (type CPE en 2006) qu’il craint particulièrement ou violents (Gilets jaunes) l’ont depuis fait reculer. Les syndicats défilent tranquillement, encadrent bien les manifestations, mais malheureusement ils n’obtiennent rien par ce biais-là. C’est assez dramatique car ça prouve qu’en dehors de pratiques fondées sur des actes violents, le pouvoir ne bouge plus.

Doit-on s’attendre alors à une « giletjaunisation » de la contestation ? On ne sait pas si, au fil du temps, ça ne va pas dégénérer, si la colère ne va pas monter face à un pouvoir autiste ? D’autant qu’on n’a jamais eu un tel rejet d’une réforme des retraites. 60 % des gens sont même prêts à accepter des blocages pour mettre en pièces cette réforme. Une partie de la société est prête à un durcissement du rapport de force. L’autre risque pour le pouvoir, c’est un dégât collatéral sur le plan électoral.

À l’Assemblée nationale, le gouvernement a enclenché l’article 47.1 pour accélérer les débats. Que traduit cette attitude ? Il joue la montre et compte sur le légalisme des syndicats. Je note que Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, explique qu’une fois la loi votée, il ne sera plus possible de mobiliser. C’est assez singulier. C’est comme dire au pouvoir : « Faites le plus vite possible. Une fois que la loi sera votée, on remballe nos banderoles. » C’est admettre que le temps social soit domestiqué par le temps politique, que la légalité politique soit supérieure à la légitimité sociale incarnée par les syndicats…

Propos recueillis par Jacques KMIECIAK

À lire : Quel syndicalisme en France au XXIe siècle ?, par Stéphane Sirot. 6 euros. Commande auprès de l’auteur : stephsirot @ gmail.com.