© Christophe Forestier
Unis contre la réforme des retraites

Tous les syndicats étaient là

Et bien plus !

par Nadia DAKI , Christophe FORESTIER et Philippe Allienne
Publié le 21 janvier 2023 à 09:43 Mise à jour le 25 janvier 2023

Les chiffres, même s’ils seront affinés, sont éloquents. 8 000 personnes dans les rues de Valenciennes, autant à Boulogne-sur-Mer et à Calais, 5 000 à Arras, 7 500 à Beauvais, 30 000 à 50 000 à Lille qui marchaient en rangs très serrés. De quoi donner le tournis. Jeudi soir, on entendait souvent la référence à 1995, le mouvement social qui avait mis KO le Premier ministre Alain Juppé et sa réforme des retraites. Le pari du 19 janvier est gagné haut la main.

On le savait que tous les syndicats seraient présents. Ils sont tous unis contre le projet de réforme, la contre-réforme des retraites. Mais ce jeudi il n’y avait pas que les syndicats. De nombreuses personnes défilaient pour la première fois. Sans badge, sans étiquette. Par solidarité, pour montrer leur écœurement face au comportement de ce gouvernement qui affiche haut son mépris en emmenant 11 ministres en Espagne derrière le président pour signer un contrat. Et puis toutes celles et tous ceux qui ont peur pour leur avenir, et pour l’avenir de leurs enfants. Des néophytes de la manif, on en trouvait beaucoup dans le cortège lillois. Parmi eux François, qui expliquait sa grève contre le projet de réforme. « Je suis ouvrier en métallurgie et je travaille tous les jours en atelier. Mon métier pourtant physique ne semble pas être considéré comme pénible. Comme le sujet me semble sérieux, j’ai décidé de manifester ce jeudi car même si à 39 ans je suis en bonne santé je ne sais pas dans quel état je serai à 60 ans. »

Crainte d’une dégradation du marché du travail

Autre motif de mécontentement, Étienne pour qui ce projet gouvernemental aura de lourdes conséquences pour les générations futures, pas encore sur le marché du travail mais également pour les travailleurs ayant connu des « accidents de parcours ». Présent à la manifestation lilloise, il concède avoir une « carrière hachée, avec des périodes de chômage et de précarité professionnelle en intérim ». Du haut de ses 45 ans, il s’inquiète pour sa propre retraite, qu’il craint de ne pas être « élevée » en raison de son parcours personnel. Sa plus grande crainte concerne les générations à venir. Il pense à son fils de 22 ans encore à l’université et qui entrera sur le marché du travail vers 25 ans risquant ainsi de partir en retraite vers 67-68 ans. De façon plus générale, il redoute une série de dégradations du marché du travail. « Retarder le départ en retraite, alors que les jeunes générations ont du mal à trouver un premier emploi, me semble incongru. Entrer en fonction tard et partir tard accentuera les difficultés des plus jeunes », affirme-t-il. Partout, les cortèges sont colorés, avec beaucoup de rouge quand même. L’ambiance est bon enfant, mais les participants sont déterminés et ont bien conscience de réussir quelque chose d’important, de se faire entendre, de porter leur voix. Ce projet, peut-on lire sur une pancarte, « C’est l’organisation de la misère et de l’exploitation ». Au-delà des slogans plus classiques (« Augmentez les salaires, pas l’âge de la retraite »...), on perçoit un souffle qui ramène à la lutte des classes.

Comme un souffle de lutte des classes

Ce rendez-vous du 19 janvier était aussi attendu pour montrer qu’une mobilisation massive est encore possible. Pour Hervé Beaumont, délégué syndical Union santé départementale CGT, voir autant de monde est « rassurant ». « Nous sommes tous ici pour défendre notre système des retraites. On ne veut pas de retraite à 64 ans. On veut également que la pénibilité soit reconnue dans nos métiers du monde hospitalier. Il y a une fuite du personnel médical, on a du mal à recruter. L’hémorragie des soignants doit cesser. Il existe un autre système de financement pour les retraites, il faut arrêter de vouloir faire travailler plus longtemps les gens », déclare-t-il. Pour cet aide-soignant de 55 ans, le départ à la retraite semble encore plus s’éloigner avec ce projet de réforme. « J’ai commencé à travailler à 20 ans mais je n’ai pas suffisamment de trimestres. Sans la réforme, je peux partir à 63 ans. Pour les aides-soignants, on laisse la possibilité d’ouvrir nos droits à 57 ans, mais c’est un leurre car on aura 25% en moins sur notre pension. Personne ne fera valoir ce genre de droits-là », s’indigne-t-il. Le matin, il a battu le pavé à Douai et l’après-midi, il est venu grossir les rangs à Lille. Serge, 60 ans, est venu, lui, de Maubeuge. Ce conseiller Pôle emploi dénonce un durcissement pour les plus pauvres. « Ceux qui ont commencé à travailler tôt, souvent dans des conditions difficiles et où la pénibilité est forte sont les plus touchés par cette réforme, dit-t-il. À 64 ans, peu de gens vont pouvoir continuer à travailler, leur état de santé sera déjà dégradé. »

Solidarité et bonne ambiance

Il invoque, pour beaucoup, une entrée tardive dans le monde du travail qui entraîne des carrières incomplètes avec des trimestres non validés. « Ce n’est pas mon cas, j’ai commencé à travailler à 19 ans. Aujourd’hui, j’ai 60 ans et j’en ai marre. Je n’ai pas de pathologie particulière mais j’ai tout simplement envie de faire autre chose. Venir aujourd’hui pour manifester, c’est aussi une question de solidarité. On doit tous se serrer les coudes. On en a ras-le-bol que le gouvernement demande toujours aux mêmes de faire des efforts. La richesse vient bien de nous, salariés. » Le cortège, bien fourni, poursuit sa lente progression. À la station de métro « Mairie de Lille », les manifestants croisent un drôle de prêtre. Celui de l’Église de la très sainte consommation. Alessandro Di Giuseppe, auteur, réalisateur et comédien, interpelle, à sa manière, les opposants à la réforme. « Vous êtes des irresponsables, scande- t-il. La France perd de l’argent à cause de vous ». Et termine par : « Qui ne saute pas est RMIste ». Les manifestants ne s’y trompent pas et cernent l’ironie de ses invectives. L’ambiance est familiale. Toutes les tranches d’âge défilent. À l’instar de Nicolas Lacour, 49 ans, venu avec son fils Ayoub, 15 ans. Première manifestation pour le paternel, seconde pour le fils. « Je me régale, c’est très sympa, partage Nicolas. Je n’ai pas eu à convaincre mon fils, il se sent déjà concerné. » À 15 ans, Ayoub sait déjà qu’il devra travailler longtemps. « J’ai préféré ne pas aller en cours et venir à la manif, confie- t-il. Je suis en 3e, je ne sais pas encore ce que je veux faire plus tard mais je comprends que je vais devoir travailler vieux. » Même si le fils nourrit des espoirs quant à l’effet d’une mobilisation importante, son père se veut plus pessimiste. «  Je n’attends rien, je suis juste venu exprimer mon mécontentement et mon ras-le-bol. Si la réforme passe, je vais devoir travailler jusqu’à 69 ans, je serai une loque. » Ce qui alimente son pessimisme est l’enchaînement des réformes à coups de 49.3. « Les réformes passent les unes après les autres comme une lettre à la poste. On retire toujours aux mêmes des acquis durement obtenus. »

« Quand on veut, on peut »

La preuve, s’il en faut, d’une mobilisation massive et éclectique, la présence de corps de métiers tous plus différents les uns que les autres. Soazig Henrio est déléguée régionale SNIPAT (syndicat national indépendant des personnels administratifs techniques et scientifiques de la Police nationale). « Cela fait 30 ans qu’on est sur un statut dérogatoire. Notre point d’indice est gelé depuis des années, compensé par une prime qui ne compte pas pour la retraite, explique-t-elle. On a signé un protocole “Police nationale” en mars dernier à l’unanimité des organisations syndicales et on découvre dans ce projet de réforme que les critères de pénibilité ont disparu nous concernant. Il y a une trahison dans la parole donnée et une certaine perversité dans cette réforme. » Cette policière scientifique s’interroge quant à son futur. « Avec cette réforme, je devrai partir à la retraite à 64 ans. Comment cela va-t-il se passer quand je vais devoir rechercher des indices sur une scène de crime avec des lunettes triple foyer ? » demande-t-elle. La majorité des personnes rencontrées espèrent être entendues après cette journée de mobilisation. Eliott, 17 ans qui manifeste pour la première fois, espère le retrait définitif du projet. « C’est une forme de récession sociale. On espère qu’on va les faire reculer. Même si aujourd’hui, en tant que jeunes, on n’est pas directement concernés, on le sera dans quelques années. Je suis révolté car on demande toujours aux travailleurs de fournir plus. » Le matin, le lycéen manifestait à Arras. L’après-midi, il est venu en bus avec son camarade Thomas, 17 ans. « On est surpris car il y a vraiment, vraiment beaucoup de monde », lâche-t-il. Certains avancent le chiffre de 15 000 voire 20 000 personnes présentes. Même s’il n’est pas confirmé, la certitude d’une présence accrue n’est pas à en douter. Ali, 52 ans, travailleur social, a attendu deux heures, statique en fin de cortège. « Tellement il y avait de monde devant, on ne pouvait pas démarrer », sourit-il. Mais le froid aux pieds n’a rien enlevé à sa détermination. « Ce projet est une énième injustice. Il existe un fonds de réserve pour les retraites. On ne vit pas que pour le travail, on veut aussi en profiter. En 1986, quand Mitterrand était venu à Lille, il parlait d’une retraite à 60 ans. Comme quoi quand on veut, on peut. » Tous se disent prêts à redescendre dans la rue prochainement si le message n’est pas assez clair. Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour le 31 janvier.