En 2003, dans un livre précisément intitulé Est-il permis de critiquer Israël ? (Robert Laffont), le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface, soulevait la question. « Soutenir un État n’est pas forcément lui donner raison en toutes circonstances, on peut même penser que la critique fait partie du devoir de loyauté. » Il expliquait qu’il n’y a pas de sujet qui engendre plus de passions que le conflit israélo-palestinien. Et de constater que « si l’opposition israélienne et les partisans de la paix ne ménagent pas leurs critiques à l’égard de leurs gouvernants, malheur à ceux qui se risquent, en-dehors d’Israël, à exprimer de pareilles opinions ».
Les critiques de Jérôme Guedj et Christian Piquet
Sur quoi repose la proposition de résolution présenté par les 35 députés ? En condamnant « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien », le texte démarre par les mots prononcés en 1997 par Nelson Mandela à l’occasion du 20e anniversaire de la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien : « Notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens. »Par cette phrase, il voulait dire que, alors que « l’Afrique du Sud s’était libérée d’un régime d’une minorité raciste, le monde n’était pas encore libéré du crime d’apartheid ». C’est cette comparaison entre l’Afrique du Sud de l’apartheid et Israël qui déclenche l’ire, entre autres, du député socialiste Jérôme Guedj mais aussi celle du communiste Christian Piquet. Comme le Crif et la Licra, Jérôme Guedj estime sur Twitter que « ces 24 pages transpirent la détestation d’Israël ». La critique de Christian Piquet est bien plus solide. Il n’accepte pas la phrase de la résolution disant qu’« Israël a mis en place un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique par un seul groupe racial, et affirme clairement son intention de maintenir un tel régime ». Seconde phrase qu’il ne veut entendre : « Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à amplifier son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs israéliens. » Il rappelle les fondements du projet sioniste, motivé par les multiples persécutions antisémites en Europe puis par la Shoah. Il rejette ensuite l’argument des députés portant sur une « volonté de domination par un seul groupe racial » alors que, regrette-t-il, le texte « n’évoque pas le génocide hitlérien ». Cela étant, il n’omet pas de rappeler qu’il est de ceux qui « condamnent sans réserve la politique des gouvernants israéliens parce que ceux-ci imposent des discriminations honteuses aux Palestiniens, qu’ils encouragent la colonisation de la Cisjordanie, qu’ils annexent de facto l’intégralité de Jérusalem, qu’ils commettent régulièrement des crimes de guerre à l’occasion des conflits qui les opposent aux autorités de Gaza ou à leurs voisins libanais, qu’ils profitent d’une législation d’exception pour emprisonner arbitrairement des militants politiques palestiniens (et pas seulement, loin de là, des responsables d’attentats aveugles contre des civils israéliens), qu’ils encouragent les menées provocatrices d’une extrême droite raciste et religieuse toujours prompte à déclencher des chasses aux Arabes, qu’ils bafouent ce faisant toutes les résolutions des Nations unies afin de ruiner délibérément toutes les possibilités de construction d’un État palestinien viable et souverain. En disant cela, je n’entends évidemment pas exonérer les dirigeants palestiniens de leurs propres responsabilités dans l’engrenage qui ensanglante la région ».
Des centaines de résolutions non respectées par Israël
Sur ces derniers points, rien ne l’oppose aux signataires du texte. Il n’empêche, pour les arguments précédents, il affirme que le retrait de la résolution s’impose. Or, que dit précisément cette proposition de résolution ? Pour étayer la condamnation qu’elle souhaite, « elle se fonde sur le corpus du droit et principes internationaux en matière de droits de l’homme (...), sur les centaines de résolutions du Conseil de sécurité de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant la politique de colonisation israélienne des territoires palestiniens, les résolutions de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, sur les enquêtes et rapports détaillés et circonstanciés d’organisations israéliennes (B’Tselem, Yesh Diin), palestiniennes (Al-Aaq, Addameer), d’organisations internationales (ONU et Conseil de l’Europe) et non gouvernementales », etc. La liste est longue des acteurs démontrant « que les lois, politiques et pratiques mises en place par les autorités israéliennes ont progressivement créé un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ». Au fil de ces pages, les députés signataires rappellent que de 2006 à aujourd’hui, le mot « apartheid » a été maintes fois écrit ou prononcé. En premier lieu par l’ancien président des États-Unis Jimmy Carter dans un livre titré Palestine : la paix, pas l’apartheid. En 2014, c’est le secrétaire d’État américain John Kerry qui met en garde Israël sur le « risque de devenir un État d’apartheid ». En 2017, un rapport onusien écrit qu’Israël soumet les Palestiniens à un régime d’apartheid et préconise le soutien à la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions), rapport qui sera par la suite censuré et retiré sous la pression des lobbies, des USA et d’Israël. Voilà au moins qui donne matière à débat plutôt qu’à un procès en antisémitisme. Enfin, dans un rapport publié le 27 avril 2021, l’ONG Human Rights Watch va plus loin. Son directeur Kenneth Roth conclut que « les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution sont commis par le gouvernement israélien ».
Assujettissement d’un groupe par un autre
Et les rédacteurs de la proposition de résolution notent que « le rapport est fondé sur deux ans d’enquête et deux décennies de travail en Israël et dans les territoires occupés. En usant du terme “apartheid’’, il ne s’agit pas de faire une analogie historique, mais d’appliquer le droit international ». En effet, rappelle Human Rights Watch, ce mot « trouve son origine en Afrique du Sud, mais il a un statut en droit international, dans la convention de 1973 sur l’apartheid et dans le statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), tous deux ratifiés par de nombreux États ». Le second point du projet de résolution qui hérisse le poil de ses opposants (la dénonciation d’un « régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique par un seul groupe racial ») est argumenté par les députés signataires de la façon suivante : « Les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens de Jérusalem-Est et la Cisjordanie vivent sous un régime qui différencie la répartition des droits et des avantages sur la base de l’identité nationale et ethnique, et qui affirme la suprématie d’un groupe sur l’autre. » Ils ajoutent par ailleurs que « ce système de règle étrangère a été établi dans l’intention de maintenir la domination d’un groupe ethnique national-racial sur un autre ». Le député communiste Jean-Paul Lecoq explique bien qu’Israël se désigne lui-même comme État juif et que ses dirigeants ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils avaient l’intention de conserver le contrôle de l’ensemble du territoire occupé afin d’agrandir les blocs de terre pour les colonies juives actuelles et futures tout en confinant les Palestiniens dans des « réserves de population ». Par conséquent, lit-on dans le projet, « dans ce système particulier, les libertés d’un groupe sont inextricablement liées à l’assujettissement de l’autre groupe ». Cela conduit d’autre part à « des pratiques régulières d’actes inhumains ».
Quelle proposition pour la paix au Proche-Orient ?
Voilà donc pour l’essentiel de l’argumentation des signataires du projet. Ils demandent aussi la reconnaissance de l’État de Palestine par la France. 139 pays l’on déjà fait, rappellent-ils. En en faisant autant, estiment-ils, « la France s’engagerait en faveur d’une paix durable au Proche-Orient ». Derniers points, ils de- mandent un embargo sur l’armement destiné à Israël et la reconnaissance de la légalité de l’appel au boycott des produits israéliens. Si la France avait interdit cet appel au boycott, et l’interdit toujours, elle a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans un arrêt du 11 juin 2020. Pour la CEDH, l’appel au boycott relève de la liberté d’ex- pression et ne peut constituer une infraction pénale. Les autorités françaises ne l’entendent pas de cette oreille. Au contraire, le ministère de la Justice a refusé jusqu’ici d’abroger les circulaires Alliot-Marie du 12 février 2010 et Mercier du 15 mai 2012. Ces circulaires conduisent à poursuivre les personnes appelant au boycott des produits israéliens dans le cadre de la campagne BDS. Encore une fois, les organisations comme le Crif et la Licra estiment que la mise en cause de la politique israélienne revient à écouter les tenants d’un « islamo-gauchisme » qui serait à l’écoute du militantisme pro-palestinien et pro-Hamas. Et elles ajoutent toujours plus fort le spectre de l’antisémitisme. En attendant, aucune proposition sérieuse n’émerge en faveur d’une solution, et de la paix, au Proche-Orient. Les députés à l’origine de la proposition de ré- solution devraient tenter d’obtenir un débat à l’Assemblée nationale à l’occasion d’une jour- née réservée (une niche parlementaire). Il reste à l’inscrire à l’ordre du jour.