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1919-2019

Le maillot jaune a 100 ans et… 52 dents * !

Par Serge Laget **

Publié le 12 juillet 2019 à 10:17

Il en écrasa quelques-uns, mais donna des ailes à beaucoup : c’est ça la magie du maillot jaune, qui éclaire, réchauffe et protège le Tour de France depuis un siècle.

Eugène Christophe, premier maillot jaune officiel du Tour en 1919.

Avec le grand départ du Tour à Bruxelles pour le cinquantenaire de la première victoire d’Eddy Merckx, on nous a beaucoup parlé des exploits du Cannibale, et en particulier de ses records : quintuple vainqueur (à parité avec Anquetil, Hinault et Indurain), 34 victoires d’étape, mais on a surtout insisté sur ses maillots jaunes...Vous avez encore son record à la mémoire : 97 maillots jaunes.
À ces exploits, il faut ajouter ses fabuleuses échappées, sans parler de son panache. Et c’est peut-être là un point essentiel quand on porte le maillot jaune, car c’est avec le panache qu’on nourrit la grande légende du « paletot sacré » et qu’on entre dans l’histoire. Eddy se découvre en passant devant le mémorial Simpson dans le Ventoux, Eddy n’attaque pas Thévenet quand il a crevé, Eddy refuse de porter le maillot jaune, le lendemain du jour où Ocana est tombé et a dû abandonner à Mente.

Chevalier du sport

Oui, comme personne, Eddy a ajouté de la noblesse à la toison d’or des temps modernes, le plus beau symbole du sport, qui en est pourtant lesté depuis sa création en 1919. Car, et il l’avait bien compris, Eddy, celui qui porte « le » maillot n’est pas premier, mais plus que premier ! Il est hors classe. Il devient ce chevalier du sport dont avait rêvé Henri Desgrange en créant le Tour. Pour lui, la Grande Boucle, ce devait être le socle d’une noblesse du muscle équivalente à celle du feu créée par Napoléon. Jadis, sous le premier Empire, parti de rien, au combat, on pouvait devenir général, voire maréchal. Le maillot jaune procède de cette ascension au mérite, et cela nous ramène à la création même du symbole. Quand le samedi 19 juillet 1919 à Grenoble, Desgrange remet à Eugène Christophe le premier maillot jaune de l’histoire, il écrit dans L’Auto, l’ancêtre de L’Équipe : « J’ai remis ce matin au vaillant Christophe un superbe maillot jaune », il insiste bien sur vaillant, avant d’enchaîner : « C’est l’homme de tête qui le porte, et la lutte pour sa possession va être passionnante, car Alavoine et Lambot voudraient l’avoir... »
Tout est dit dans cet acte de baptême en sept lignes. Le maillot distingue le premier, car jusqu’ici ce peloton de 1919 par suite de la pénurie consécutive à la grande guerre n’avait que des maillots gris-bleu, ensuite, il va cristalliser les luttes… On se bat mille fois plus pour le maillot jaune que pour la première place.
C’est Alphonse Baugé, un ancien stayer, devenu directeur sportif, qui a soufflé l’idée du jaune à Desgrange, parce que c’était la couleur qu’il utilisait autrefois pour distinguer les ravitailleurs la nuit, et parce que c’était aussi la couleur de L’Auto, le journal organisateur. Moins connu, moins grand que Henri Pélissier à qui il a succédé aux Sables-d’Olonne, à la tête du classement général de ce 13e Tour, celui de la reprise, Eugène Christophe est, comme la majorité des soixante-sept partants, un rescapé des éditions d’avant 1914. Autant dire, un dur à cuire. Il court le Tour depuis 1906, c’est un roi du cyclo-cross, et un serrurier, qui, quand il ne court pas, travaille dans son atelier de Malakoff.

Une tunique de légende

Le vaillant Christophe traverse donc l’Alsace-Lorraine enfin libérée avec ce beau maillot, qui est aussi couleur des blés, couleur de soleil, bref couleur de renaissance et d’espoir après le drame des tranchées.
Le Tour revit, la France revit, jusqu’à Raismes, dans les faubourgs de Valenciennes. Nous touchons au terme de l’avant dernière étape (Metz-Dunkerque, 468 kilomètres, vous avez bien lu)... Là, la fourche du maillot jaune se brise, comme à Sainte-Marie-de-Campan en 1913, et encore une fois, le vaillant Christophe répare, avec le « paletot » sur le dos… Après quasiment vingt-quatre heures de selle, il termine. Le hic, son équipier Lambot, qui était sur ses talons, l’a doublé et a gagné l’étape avec assez de temps pour prendre la tête ! Christophe à peine arrivé va lui-même remettre « le » maillot à son successeur ! Il terminera troisième à Paris et vainqueur moral, une souscription lui rapportera plus d’argent qu’au vainqueur. Qu’importe, il a d’emblée donné ses lettres de noblesse au maillot jaune, qui les gardera toujours, même si tricheries, souillures et vilenies ne l’épargneront pas au fil des décennies avec Armstrong, Pollentier, Landis ou Riis… Ce maillot est immarcescible. Grâce à Christophe, et quelques autres, qui le portèrent de bout en bout comme Bottecchia en 1924 ou Frantz en 1928. Grâce à Leducq, Magne, Vietto, Robic, Bobet, Walkowiak ou Hinault, qui le servirent aux avant-postes. Quant à Dussault, Bauvin, ou Marinelli, ils l’honorèrent aussi avec bonheur.
Il en écrasa quelques-uns, « le » maillot, mais il donna des ailes à beaucoup, c’est ça la magie du maillot jaune, qui éclaire, réchauffe et protège le Tour depuis un siècle. Julian Alaphilippe en rêvait, il s’en est emparé magistralement lundi 10 juillet à Epernay. La route du Tour est belle parce qu’un jour, du côté de Grenoble, au café de l’Ascenseur, le bien nommé, un coureur nommé Christophe, et surnommé Cricri, le Vieux Gaulois, ou le serrurier de Malakoff, en a été le vaillant dépositaire. C’était le premier. Cricri est toujours resté exemplaire, jusqu’à sa disparition en 1970. Cette année-là, Merckx décrocherait son deuxième maillot doré, et Christophe serait enterré avec son maillot jaune. La légende...

* Note de la rédaction : sur un vélo de route classique, le braquet est le rapport entre le nombre de dents de la roue arrière dentée du pédalier, appelé aussi plateau, et celui de la roue dentée du moyeu arrière appelée pignon. Un vélo de route est souvent doté d’une transmission composée de plateaux de 30, 39 et 52 dents et de dix pignons de 12 à 28 dents.
** Historien du sport, ancien journaliste de L’Équipe, auteur de 100 ans de maillot jaune (éditions Hugo Sport).

par Albert LAMMERTYN