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Maradona avait eu la chance de ne pas trop grandir

D’en bas il regardait les gens d’en haut

par Gérard EJNÈS
Publié le 7 décembre 2020 à 11:39 Mise à jour le 16 août 2021

Et le voilà « enfin » face à l’histoire. Face à la patine de l’éternité qui devrait avoir suffisamment de temps désormais pour étudier son incroyable destin et le situer à sa juste place. Pourquoi « enfin » ? Parce que, même s’il adorait la vie qui lui avait tout donné puis beaucoup repris, tout cela n’avait que trop duré. Parce que Diego Maradona n’était pas venu sur terre pour y passer soixante ans et qu’il n’était pas fait pour mourir étourdiment dans son lit en plein sommeil. De façon un peu provocatrice affirmons que les progrès de la médecine l’ont maintenu en vie de manière inconsidérée. Au moins lui ont-ils laissé un peu de marge pour embellir ou salir sa légende, c’est selon, et c’est peu de dire qu’il ne s’en est pas privé. Maradona était l’unique, une flamboyante, inimitable et folle fulgurance. Une trajectoire hors-norme. Quel drôle de débat que celui qui agite encore certains puristes à courte vue du jeu de football qui suent à grosses gouttes et à coups d’improbables comparaisons pour le classer par rapport à Di Stefano, Pelé, Cruyff, Messi, Platini, Zidane et tous les Ronaldo de la terre. Que d’énergie vainement gaspillée à vouloir entrechoquer les époques (Napoléon a-t-il été un meilleur empereur que Charlemagne ?) et les princes du jeu ! Comme si la mort pouvait modifier quoi que ce soit dans ces vaines réflexions alors que la carrière de Maradona s’était arrêtée voilà un quart de siècle au bout de douloureux soubresauts, de sensationnelles résurrections et de plongées abyssales. Diego n’appartenait plus depuis longtemps à ce monde-là beaucoup trop feutré et cloisonné pour lui, un monde dans lequel le consensuel Pelé se plait et se complait. Y avait-il seulement un jour pleinement appartenu ? S’il faut se livrer au jeu des comparaisons alors allons-y, mais pour cet éblouissant personnage elles sont ailleurs. En sport ? Marco Pantani. Une étoile filante sans limite. Une course effrénée vers une poignante fin programmée. Sinon ? Sinon Mozart. Oui, forcément un peu Mozart pour ses extravagances et sa précocité. Mozart n’avait pas eu besoin d’apprendre la musique. À 4 ans il avait pris un violon et il en avait joué. Maradona n’avait pas eu besoin d’apprendre le football. Il en savait tout. Il était un enfant de l’art. Il avait suffi de lui donner un ballon. Sinon Van Gogh. Pour cette folie autodestructrice qui ne le quittait jamais, pour ces touches tortueuses et tourmentées qui étaient une nouvelle perfection. Sinon Rimbaud. Rimbaud bien sûr. Rimbaud évidemment. Avec tout son génie, tous ses excès, cette absence de barrières morales et cette vie aventureuse au grand large une fois qu’au sortir de l’adolescence, il eut rangé définitivement sa plume lumineuse. Maradona était un bateau ivre capable en quelques minutes d’être un diable à la main leste ou un Dieu aux pieds ailés, les Anglais s’en souviennent. Sinon quel artiste contemporain ? Peut-être Freddie Mercury, vertigineux compositeur et interprète, légendaire leader du groupe Queen à l’inventivité sans fin et à la tragique destinée frappée au sceau de son époque. Maradona l’avait rencontré. Ils allaient bien ensemble. Maradona avait un pur profil de rock-star. Sinon ? S’il fallait sortir du cadre étriqué de notre vision un peu simpliste d’européen occidental pour changer de culture et de continent, alors, sans hésitation Che Guevara, ce révolutionnaire de l’utopie dans lequel Maradona se reconnaissait, fauché en pleine force de l’âge par ses ennemis de l’intangible ordre établi en leur faveur unique. Comment expliquer autrement la féroce adoration pour cet homme imparfait non seulement chez lui en Argentine mais également dans toute l’Amérique du Sud, sous-continent éruptif et violent où surgissent régulièrement des espoirs monumentaux, des sauveurs providentiels en même temps que des régimes iniques et assassins. Maradona était né pauvre. Il avait eu la chance de ne pas trop grandir. Sa petite taille était un pan entier de sa dimension démesurée. D’en bas il regardait les gens d’en haut. La gloire venue, il s’était égaré dans l’outrance, dans l’exubérance, dans la magnificence (ah ce mariage en 1989 avec 1 500 invités et une robe couverte de diamants pour la mère de ses enfants !), dans la rébellion, dans l’orgueil, dans le sexe et moult trahisons sentimentales, dans la poudre, dans les nuits fauves et interminables, dans des relations douteuses et inquiétantes, dans de tristes faiblesses, dans des fragilités mal assumées, dans d’impossibles reconversions car son banc était fermé depuis longtemps, dans un immense gâchis personnel et dans une déchéance irrespectueuse de son corps. Peut-on faire pire ? Mais jamais il n’avait trahi ses origines. Jamais il n’avait oublié ce petit peuple dont il était issu et qui avait pour lui les yeux de Chimène, les yeux aveugles de l’amour fou. Ces petites gens avaient appris de lui que tout était possible, même l’impossible, que la misère n’était pas et ne pourrait jamais être une fatalité. Et eux ne l’avaient jamais lâché, jamais jugé, jamais abandonné. Ils le prenaient tel qu’il était, estimant qu’il n’y avait rien à lui pardonner parce qu’ils le considéraient comme une victime, parce qu’ils savaient que l’enfant en or qui n’avait jamais songé à devenir véritablement adulte serait toujours avec eux, dans tous leurs combats, qu’il reviendrait sans cesse vers eux nonobstant son immense stature, sa fortune ou ses infortunes. Maradona se battait à sa façon, maladroite, désordonnée, désarmante, confuse contre tout ce qu’il considérait comme une injustice. Il était un modèle pour les siens, un protecteur et même un saint protecteur pour certains qui ne s’offusquaient pas quand tous les puissants de la planète cherchaient à le récupérer et qu’il ne savait pas toujours leur dire non. Mais c’est chez Castro et Chávez qu’il trouvait refuge sans hésitation. Par-delà ce que l’on sait des errements ultimes de l’un et l’autre de ces personnages et par la force des symboles qu’ils véhiculaient, « Dieguito » était en phase avec les plus démunis. Autour de sa dépouille, ils étaient vingt et cent, ils étaient des millions à penser grâce à lui, de tout leur cœur, de toute leur foi de toute leur passion et de toutes leurs larmes que « el pueblo unido jamás será vencido [1] ». Plus que dans une époustouflante série de dribbles, il est là le véritable héritage de l’incomparable Diego Maradona.

Journaliste sportif, ancien directeur adjoint de la rédaction de L’Équipe, Gérard Éjnes est actuellement directeur de la rédaction de France Football.

Notes :

[1Le peuple uni ne sera jamais vaincu.